PJ Harvey – Stories From The City, Stories From The Sea
Il y a finalement peu de disques que je me souviens précisément avoir achetés. Stories From The City, Stories From The Sea (SFTCSFTS ci-après) en fait partie. Je l’ai acheté le même jour que Kid A à la Fnac de Créteil entre deux cours à l’université. À cette époque, je n’écoutais presque plus de pop. Âgé d’une vingtaine d’années, j’absorbais la musique par tranches et en très grande quantité. La tranche que je m’étais envoyée durant les dix-huit mois précédents, c’était le jazz et il faut bien le dire, j’y étais allé à fond. Parce qu’à l’époque, je croyais à une sorte de progression dans la musique – j’avais passé la majeure partie de mon adolescence à écouter du metal, puis de l’indie pop, puis donc le jazz et en toute logique la prochaine étape serait le classique – et avait la ferme intention de ne pas revenir en arrière, je vendais la totalité de mes disques au fur et à mesure que mes intérêts changeaient. Cela veut dire qu’un paquet de disques essentiels sont allés voir chez Gibert si des gens les aimaient plus que moi et cela inclut aussi bien toute la discographie de Metallica que des disques des Beatles, Nirvana ou Mercury Rev. En octobre 2000, donc, Kid A et SFTCSFTS ont été pour un temps mes seuls disques de pop. Qu’est-ce qui avait donc pu motiver ce revirement ? Tout simplement une prestation magistrale de Radiohead à l’émission de télévision Nulle Part Ailleurs. Le disque ne me décevrait pas et d’ailleurs un morceau comme « The National Anthem » me permettrait de réaliser que je n’avais pas à choisir entre free jazz et rock indépendant. Ouf, l’honneur était sauf.
Autre chose, cependant, était à l’œuvre et je ne m’en suis rendu compte que bien des années plus tard. Ce qui était en train de se passer avec la sortie consécutive de ces deux disques magistraux, c’était la confirmation que les années 90 allaient laisser quelque chose, artistiquement. Je vois déjà le lecteur s’indigner : « comment, c’est à ce stade que tu t’en rends compte ? ». Nevermind de Nirvana ou Mezzanine de Massive Attack, c’est de la merde, peut-être ? Bien sûr, nous étions conscients qu’il se passait quelque chose dans les années 90 mais beaucoup d’artistes évoluaient dans une culture assez punk. Suicidés, dépressifs, désabusés : les artistes des années 90 semblaient nous dire qu’il n’y avait pas de lendemain. Aucun d’entre eux ne semblait avoir envie de durer. On oublie souvent qu’Ok Computer n’avait pas vocation à être le chef d’œuvre qu’il est devenu. Il s’agissait d’une réaction au succès de The Bends mais surtout de celui, inattendu, du single « Creep ». Ok Computer devait être un suicide commercial et les singles évidents, aujourd’hui publiés sur la réédition OKNOTOK, avaient été écartés. Le groupe devait se planter, exploser en vol dans un geste artistique. Kid A, d’ailleurs, avait également été conçu dans cette optique. Pour notre bonheur à tous, ça n’a pas marché. Et voilà donc que dans la décennie suivante, la réalité était là : les artistes des années 90 allaient durer et certains d’entre eux allaient continuer d’être des têtes chercheuses, de tenter des choses. À désormais un peu plus de quarante ans, je suis sans doute devenu un vieux con mais j’ai l’impression que les années 90 sont la dernière décennie à avoir donné une génération d’artistes « pop » (au sens large du terme) capables de continuer à se renouveler à ce point. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de grande musique produite par des groupes apparus dans les années 2000 ou 2010 – je pourrais au contraire en citer des dizaines, voire plus – mais j’ai l’impression que ces artistes ont plus du mal à se renouveler, à se lancer dans des revirements artistiques de grande ampleur et à vraiment surprendre leur auditoire (cf. les récentes chroniques d’Idles et de METZ sur ce site).
SFTCSFTS fut, si ma mémoire ne me fait pas défaut, accueilli comme un disque de maturité. Après des débuts tumultueux et un premier tournant artistique abordé avec le classique – et classieux — To Bring You My Love puis le plus sombre Is This Desire? et ses éléments trip hop dans l’air du temps, le premier disque de rock « normal » de PJ Harvey : guitares très présentes mais assez sages comparées à celles hirsutes de Dry et Rid Of Me, production propre et efficace – fini la provocation albiniesque des intros enregistrées à -15dBs qui vous explosent à la tronche au moment du refrain – mélodies plus accrocheuses qu’à l’accoutumée et même un tube pop rock à la Chrissie Hynde sur « This Is Love ». Au niveau des textes, PJ Harvey devenait introspective, à l’image de son ex-amant Nick Cave sur The Boatman’s Call. Les morceaux parlaient enfin de sentiment amoureux et non plus juste de sexe ou de possession comme sur les premiers albums. Certes, le premier morceau de l’album, « Big Exit », n’annonce pas vraiment la couleur. Avec ses paroles parlant de peur et de fuite (« I see danger come / I want a pistol / I want a gun »), on est en territoire connu. J’imagine cependant qu’il s’agissait juste d’un pied de nez de l’artiste aux auditeurs qui l’imaginaient après Is This Desire? retourner au rock enragé de son début de carrière car le reste du disque tourne totalement le dos à ce sentiment d’urgence. « Good Fortune » et « A Place Called Home » sont de beaux singles, mélodiques et efficaces mais pour moi les véritables trésors de l’album, tel que je le considère avec le poids des années, se situent dans des morceaux moins directs qui n’étaient pas mes préférés d’alors. Je pense en particulier aux deux duos avec Thom Yorke, « Beautiful Feeling » et « This Mess We’re In », des ballades plus abstraites qui annoncent la PJ Harvey d’aujourd’hui. À l’époque, je voyais ces chansons comme des pauses, des respirations, dans un disque plutôt orienté vers le rock. Cette impression était renforcée notamment par le tracklisting de l’album qui, avec des morceaux comme « The Whores Hustle and the Hustlers Whore » intercalés entre les deux chansons, donnait l’impression d’une sorte de montagnes russes. Le tracklisting est d’ailleurs ce qui fait de cet album l’un des plus « écoutables » de l’artiste : du fait de cet enchaînement, il paraît très court alors qu’il s’agit en réalité de son deuxième disque le plus long après Rid Of Me qui, lui, m’a toujours semblé deux fois plus long du fait de son côté plus monolithique. En fait, à la réécoute, « Beautiful Feeling » et « This Mess We’re In » me semblent être deux des morceaux les plus intenses du répertoire de PJ Harvey. Ils ont le type d’intensité que l’on trouve dans certaines chansons de Low – autre groupe des années 90 qui jusqu’à ce jour n’a pas cessé de se réinventer, même si son succès reste plus confidentiel que celui de Harvey ou de Radiohead, bien sûr. C’est lent, oui, dénué de saturation mais les sentiments exprimés sont forts, poisseux et profonds. Déjà, il faut imaginer ce que de tels morceaux véhiculaient à l’époque : les deux artistes les plus respectés du moment échangeaient un moment d’intimité fort, moment d’intimité qui, de plus, était totalement dénué de tension sexuelle. On connaissait bien sûr le duo avec Nick Cave, « Henry Lee » sur Murder Ballads, mais il est clair que la tension sur cette chanson était toute autre. Nous n’arrivons d’ailleurs pas en l’écoutant à faire abstraction du fait que le duo était aussi un couple à la ville. Avec Yorke, c’est totalement différent. Il y a d’ailleurs un trouble dans le genre : Yorke est celui des deux qui a la voix la plus souple, la plus « féminine », dirions-nous, mais d’un autre côté PJ Harvey ne joue pas un contrepoint masculin ou dominateur. Non, ce que l’on entend, ce sont deux voix intimistes et fragiles, deux solitudes qui semblent se rencontrer. C’est d’autant plus remarquable qu’entre les deux morceaux, le duo s’échange le post de « lead singer ». Ils sont rares les disques, autres que d’electro ou de trip hop, où la personne dont le nom orne la pochette cède son micro à quelqu’un d’autre, surtout lorsqu’il s’agit d’une personnalité ayant la force et la personnalité de PJ Harvey le faisant au profit d’une personne ayant tout autant de force et de personnalité. Ce partage équitable des tâches dans le duo, l’invention d’un duo musical homme-femme qui n’est marqué que du simple sceau de l’amitié, PJ Harvey allait d’ailleurs continuer à l’explorer dans la première moitié des années 2000, avec Mark Linkous (Sparklehorse), Josh Homme ou Mark Lanegan. Elle l’a refait plus récemment, et avec tout autant de succès, avec Ramy Essam, mais j’avoue regretter que l’on n’entende pas cela plus souvent. Bref, tout cela pour dire donc que les deux chansons en duo avec Yorke ne me semblent pas des à-côtés, mais bien le centre névralgique d’un disque porté sur les sentiments. Ce serait cependant oublier ce qui me semble constituer non seulement le meilleur morceau de l’album mais aussi, oserais-je affirmer, le plus beau jamais écrit par PJ Harvey, « We Float ». Avec « The Dancer » sur To Bring You My Love, PJ Harvey nous avait déjà habitués à des fins d’album magistrales mais ce qui me semble différent sur « We Float », c’est à quel point la chanson sort de son territoire habituel. Après un couplet à la mélodie répétitive, appuyée par les mêmes notes de piano, elle entame un refrain véritablement libérateur. Oui, comme l’indique le texte, elle flotte. Ce morceau final ouvre des portes infinies, comme s’il existait tout un disque lumineux à venir que nous n’entendrons pas – je ne retrouverai cette luminosité là qu’une décennie plus tard, sur le bouleversant « On a Battleship Hill » de Let England Shake.
SFTCSFTS était donc un disque, non de maturité, mais de transition pour PJ Harvey. Avec cette production claire et puissante, « commerciale » diront les fâcheux, elle disait adieu au rock pur et dur d’une manière élégante. On retrouverait certes quelques fulgurances sur le suivant, Uh Uh Her, mais sur un disque plus clairsemé, dominé surtout par des petits morceaux presque inachevés, comme le carnet de croquis intime décrivant le déclin d’une relation amoureuse. À partir de là, bien que l’intensité ne faiblirait jamais, le rock, lui, deviendrait différent sur ses disques suivants. Let England Shake, par exemple, est doté d’une certaine énergie, mais elle ne provient plus des guitares ou des thèmes habituels de la musique rock.
Rétrospectivement, SFTCSFTS apparaît donc comme un disque bilan et une anticipation des évolutions à venir. En cela, il s’agit d’une proposition plus bancale, plus ambigüe que nous ne l’avions réalisé à l’époque, nous qui croyions y voir un retour aux racines du rock. Pourquoi avons-nous donc eu cette illusion ? Je crois que l’une des raisons fut la tournée de promotion de cet album. Lorsque PJ Harvey porta le disque sur scène, le résultat fut efficace et très réussi. Je trouve cependant que la fragilité, qui constituait l’un des éléments marquants du disque, fut vite évacuée des prestations live. Habillée en jupe courte et soutien-gorge noir, elle représentera une image plus classique de la diva rock provocante, sans doute plus conforme à celle que son public attendait. Sur les deux dates que j’ai vues – en festival, certes – elles se concentra alors sur les morceaux les plus rock du disque – « This is Love », « Big Exit », etc. – oubliant au passage « This Mess We’re In » ou « We Float ». Peut-être l’idée était-elle que les duos avec Yorke ne pouvaient être reproduits, qu’il fallait proposer un show plus calibré pour les grandes salles et les festivals ? Toujours est-il que la complexité du disque et son caractère oblique ne furent pas complètement servis, même s’il ne faut pas en conclure que cela ne donna pas lieu à quelques grands moments. « Big Exit », depuis, reste aux côtés de « Down By The River » ou « Rid Of Me » un des grands classiques du répertoire de PJ Harvey et il est encore régulièrement joué sur scène – même si l’artiste prend désormais un plaisir quasi-sadique à ne plus donner à son public ce qu’il attend d’elle, oubliant quelques tubes du passé ou les revisitant à la sauce de son dernier album en date. « Big Exit » est évidemment un très grand morceau mais il est l’arbre qui cache la forêt de cet album qu’il est urgent d’aller réécouter.
Yann Giraud