Shellac – To All Trains

Publié par le 18 juillet 2024 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(Touch & Go, 17 mai 2024)

Ah Steve, Steve… Quel vide incommensurable laisses-tu… On n’a pas voulu trop se précipiter pour écrire sur cette dernière offrande de Shellac, de peur que le jugement s’en retrouve biaisé. Maintenant, on peut l’affirmer sans ciller : To All Trains percute de plein fouet. L’entame vigoureuse avec cette guitare insaisissable et si familière, prête à cisailler dans tous les coins faisait déjà monter l’excitation. Et il faut attendre quasiment une minute trente avant de retrouver cette voix. Ce chant alternant détachement et vociférations. « WSOD » groove, régale, réjouit, accélère pour tout cramer sur le final et, en définitive, défie la sinistrose avec panache. Quelle façon cruelle et terriblement injuste de nous quitter mais quelle belle manière de partir.

Cette saloperie d’ironie nous force à formuler ce constat ô combien rageant : Steve tenait la grande forme sur cet enregistrement, tant dans son jeu de guitare que dans son chant, formidablement habité, presque théâtral par moments comme sur ce « Mailmaaan » chevrotant lorsqu’il entre dans la danse sur un « Girl From Outside » chargé d’ironie (« I didn’t notice that your hair is really great »). Les futilités n’ont jamais été sa passion, la dérision bien davantage et cet album en regorge.

Autre constante : le rythme, en fluctuation permanente, reste des plus fascinants à suivre. On tape du pied, on tambourine sur les objets qui nous entourent, on vit l’instant, chaque instant intensément. Et on se remémore qu’en live, on prenait grand plaisir à se focaliser sur chacun des trois membres, scrutant leur performance et leur précision avec délectation. Les intros interminables, les répétitions outrancières, les cassures redoutables.

Comme tout grand groupe noise qui se respecte, Shellac n’a jamais cessé de mettre en évidence le rôle absolument primordial de la basse et de la batterie, ces dernières faisant tout sauf suivre le mouvement bêtement, sans une once de personnalité. Shellac est bien la somme de trois musiciens, fort complémentaires mais à l’apport individuel indiscutable.

Nouvel exemple criant avec « Chick New Wave » et ses saccades pernicieuses, la batterie du surdoué Todd Trainer, constamment insaisissable, n’arrête pas de renouveler ses propositions. Et la basse de Bob Weston mène évidemment sa petite troupe. Ainsi voici une musique survoltée qui, en moins de trois minutes, parvient à multiplier les effets de surprise. Même sensation d’urgence et de dynamisme échevelé sur le tranchant et espiègle « Scrappers » dont le « WE’LL BE PIRATES » d’une seule voix ne peut laisser de marbre. En voilà un (de plus) qu’on aurait tant aimé entendre en live. On aurait également grandement apprécié scander avec Steve ce terrible vers de « I Don’t Fear Hell » à côté duquel, personne n’a bien entendu pu passer : « If there’s a heaven, I hope they’re having fun / Cause if there is a hell, I’m gonna know everyone ».

Malgré de rares temps un peu plus faibles (le plus anodin « Wednesday » ou « How I Wrote I Wrote Elastic Man » où Bob Weston donne de la voix), ce disque qui ne daigne même pas atteindre la demi-heure séduit autant par son immédiateté que par le grand plaisir qu’il procure à être décortiqué. Concis, précis, exquis. Avec To All Trains, l’intransigeance légendaire d’Albini n’est jamais démentie, elle irradie au contraire chaque aspect de l’album, de la complexité des compositions à la puissance du son, en passant par le soin remarquable apporté à l’artwork… 

Si on a été surpris de constater que le prédécesseur, Dude Incredible, qui a beaucoup tourné à la maison avait laissé plus d’un noiseux sur sa faim (c’est plutôt Excellent Italian Greyhound qui avait une cote limitée auprès de l’auteur de ces lignes), avouons tout de même qu’on a toujours plus goûté l’expérience live, absolument unique, à celle studio, forcément plus contraignante et donc frustrante. La mort d’Albini aura au moins eu ce mérite-là : nous pousser à réécouter son œuvre, presque ad nauseam si le plaisir n’avait été exquis, et de réhabiliter ainsi certains albums, en imaginant le bonhomme se mouvoir, s’exécuter avec son inébranlable passion. Voici donc une discographie qui, non seulement tient encore mieux la route qu’on voulait bien se le remémorer et qui se clôt ainsi de la meilleure manière qui soit. 

Jonathan Lopez 

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