Chris Brokaw – Ghost Ship

La discographie solo de Chris Brokaw est partagée entre quelques perles dans un style indie rock teinté d’americana tels que Incredible Love (2005), Gamblers Ecstasy (2012) et Puritan (disque de l’année 2021 pour la rédaction de votre webzine préféré, est-il nécessaire de le rappeler ?), et une grosse majorité de productions instrumentales, plus ou moins expérimentales, dédiées à l’utilisation la plus variée possible de son instrument de prédilection : la guitare. Parmi celles-ci, on trouve de « simples » albums (le magnifique End of the Night paru en 2019, dans une veine mélodique et intimiste), de purs disque de guitariste (Solo Acoustic Volume Three, compositions plus classiques enregistré sur une guitare 12 cordes), plusieurs musiques de film, des bande-sons d’installation d’art contemporain franchement expérimentales (le fascinant Stillness is my Lamborghini paru l’année dernière, composition en trois longues pièces autour des basses fréquences), beaucoup d’EP ou de morceaux uniques publiés sur Bandcamp, dont certains parus initialement sur K7 (citons une étrange reprise instrumentale du « Heaven » des Stones de… 30 minutes). Malgré le nombre de ses productions, il est difficile de rapprocher un album d’un autre. Certes, le jeu de guitare et certains aspects mélodiques sont reconnaissables, il y a un style Brokaw, mais chaque disque a une spécificité sonore qui lui est propre.
Son nouvel album, Ghost Ship, ne fait pas exception à la règle. Il pourrait être présenté comme une synthèse des différents aspects de son œuvre personnelle, pourtant il reste parfaitement unique. Les morceaux sont chantés, mais l’instrumentation est minimale, composée uniquement à partir d’une guitare électrique et d’effets. Pas n’importe quelle guitare : « une Teisco Del Rey des années 60, avec des cordes plates de gros calibre et une corde de mi grave de calibre 80 accordée en la ». Les connaisseurs apprécieront l’information à sa juste valeur. Difficile en tout cas de dire s’il s’agit d’un concept album, mais la thématique du bateau revient assez souvent. Et pas un bateau qui vous emmène vers de riants rivages. Non, il se dégage du disque un fort sentiment de solitude, ce qui n’est pas une nouveauté chez Chris Brokaw. Le son est très dense, et la reverb omniprésente nous révèle un espace abstrait, quasi métaphysique, dans lequel nos repères sont brouillés et nos sensations exacerbées. Si c’est sur un bateau que nous emporte Brokaw, c’est pour traverser un océan infini rendu invisible par un brouillard trop dense (peut-être même enfermés dans la cale).
Pourtant l’ouverture de l’album est étrangement douce, les premières notes de l’aérien « Over My Body » évoquent Brian Eno ou Labradford. La voix est apaisante mais les arpèges se font inquiets à la fin du morceau et la découverte de ce son très particulier, très enveloppant, laisse entrevoir une menace. Et puis il y a cette pochette en noir et blanc, cet horizon bouché par des pans de montagnes grises et ces nuages bas. Spleen, vous avez dit ? Ça vient. Sur le deuxième morceau, instrumental, le magistral et très cinématographique « Ghost Ship », le bateau entame une traversée funeste, lente et pesante. L’effet de la fameuse corde de mi grave accordée en la est saisissant, avec un léger flanger, on jurerait un synthé fantomatique sorti de chez John Carpenter. Mais maintenant que nous sommes entrés dans la Black Lodge, tout peut arriver, et justement « Anything Anymore » déboule sans prévenir, brûlot sursaturé, larsens étouffés, voix lancinante, il ne manque qu’une batterie métronomique pour qu’on se croit chez le Velvet période White Light/White Heat. Ce morceau fait figure d’OVNI. Après cette tempête, « Palatine Light » et sa délicatesse irréelle baignée d’échos, nous semble venir d’un au-delà rassurant. Le morceau médian (« Vampire of Rathmines ») est une errance parmi les fantômes du titre – en fait des vampires, donc, un univers glacé et plein d’échos lointains, qui rappelle les drones de Windy&Carl. Enchaînement parfait, « Paloma » fonctionne comme une réminiscence, un flash-back nostalgique, qui finit par être poignant, alors que la distorsion entre en scène. Il aurait certainement eu sa place sur la BO de Twin Peaks. « 8 or 9 Things » remonte ensuite un peu le tempo, et finit dans une tension bruitiste bienvenue. Avant de retrouver une tonalité apaisée avec la petite merveille ambient qu’est « Profile », qui débute avec des arpèges cristallins et se poursuit avec des harmonies poignantes : un de ces morceaux qui, après quelques écoutes, donne la sensation de le connaître depuis toujours. Le disque se clôture avec l’excellent « Away From Me », à la mélodie brokawienne en diable, qui nous emmène vers des cieux à nouveau assombris, sous les élans de plus en plus distordus de la guitare… pour finir, comme un pied de nez, sur de dernières nappes éthérées. On finit un peu éberlué par l’intensité du disque, malgré son aspect austère initial, et le peu de moyens en œuvre.
Depuis Puritan en 2021, Chris Brokaw n’avait pas chômé. Il a enchaîné plusieurs tournées avec ses groupes Come et Codeine (trois dates à Paris en à peine deux ans), enregistré un album avec son nouveau projet garage-noise Lupo Citta (au passage, on reste en revanche sans nouvelle de The New Year et Martha’s Vineyard Ferries, espérons que ça ne tarde pas). On peut imaginer que Ghost Ship est né d’une volonté urgente de se recentrer. C’est en tout cas ce qu’il semble affirmer lui-même en déclarant à propos de ces morceaux : « Je les ai tous écrits rapidement, dans une sorte de fièvre ». On espère que cette introspection aura été salutaire. Pour nous, le voyage aura été éprouvant mais chaque nouvelle écoute nous verra retrouver ce son si particulier avec plus de familiarité, jusqu’à ce que le disque devienne ce cocon intemporel, l’œuvre d’un artiste qui continue encore de nous surprendre.
Bastien
Chris Brokaw se produira en solo demain, vendredi 25 avril au Super 9 (Tours) et samedi 26 avril au Supersonic Records (Paris).