Chris Brokaw – Puritan

Publié par le 18 février 2021 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(12XU, 15 janvier 2021)

C’est un fait avéré, Chris Brokaw ne court pas après la reconnaissance. Et pourtant, après trois décennies de musique au compteur, le multi-instrumentiste n’a plus rien à prouver quant à son talent et son apport au rock indépendant américain. Membre constitutif de deux monuments musicaux estampillés nineties, Come et Codeine, mais aussi d’un joyau des années 2000, The New Year (né sur les cendres de Bedhead), Chris Brokaw a traîné baguettes et guitare dans nombre de “supergroupes” : Charnel Ground, The Martha’s Vineyard Ferries, Consonant, Pullman, Dirtmusic et a été guest de luxe chez The Lemonheads, Steve Wynn, Thurston Moore et Wrekmeister Harmonies. Il est aussi un artiste solo accompli, à la discographie pléthorique, dans laquelle il est bon de s’abandonner pour mieux en apprécier l’ensemble des nuances et flaveurs. À l’occasion de son nouvel album de chansons, Puritan (on m’annonce dans l’oreillette qu’il y aurait déjà deux autres sorties prévues en 2021, ainsi qu’un nouvel album de The Martha’s Vineyard Ferries à venir), Chris Brokaw explore une large palette de mélodies, rythmiques, ambiances et genres différents avec la même fraîcheur d’un rock toute guitare en avant, délivré de ses conventions et modes passagères, toujours trop restrictives.

Dès l’entame du disque, nous évoluons en terrain connu. Le premier titre, “Puritan”, qui donne son nom à l’album, a ce parfum troublant et familier d’une réminiscence de Come et Codeine. Ce n’est que l’entrée en matière et Chris Brokaw propose déjà un des sommets de l’album, plutôt taillé pour conclure galette et set live. “Puritan” se fait d’abord lancinant, puis accrocheur pour finalement virer à l’envolée instrumentale épique de plus de quatre minutes, avec son lot d’infimes et infinies variations et une lente progression tout en retenue, comme si The New Year avait soudain réquisitionné les commandes. Suivent deux morceaux orientés ballades, le fragile “Depending” qui semble parfois sur le point de se briser, et “I’m The Only One For You”, un duo à l’ancienne, chanté avec Claudia Groom, qui dérive sciemment à la pure mélancolie. “The Bragging Rights” voit la fidèle Thalia Zedek monter à bord pour un morceau folk racé, symptomatique du talent combiné des deux artistes, avec toujours cette interprétation vocale de premier plan concernant Thalia, qu’il serait temps d’inscrire au patrimoine mondial. Malgré sa courte durée, “I Can’t Sleep”, chantée avec Tricia Adelmann, est une perfect pop song que ne renierait pas le duo Dean et Britta.

À ce moment de l’album, déjà étonné et ravi par ce qui précède, nos oreilles et cerveau tombent en pâmoison devant le meilleur morceau de Sonic Youth depuis leur rupture et sans un seul membre du groupe impliqué dans l’affaire : “The Heart Of Human Trafficking”. Ce morceau roi est tellement simple, immédiat et épique dans son exécution, qu’il en est multiple et profond dans son cœur de composition. Un titre à l’énergie constamment renouvelée qui passe allègrement le test de la mise en boucle éternelle sans jamais lasser son auditeur. Ce sommet musical se voit redoublé par Periscope Kids (composé il y a plusieurs années), un morceau à la gravité profonde, traversé de part et d’autre par une guitare qui vrille et violente le paysage sonore. Un classique instantané à la beauté sombre. Suit un titre entièrement instrumental “Report To An Academy”, plaisant et ludique, mais manquant du surplus d’âme ou d’idée qui en ferait un morceau de premier plan. Pour finir, revoilà Thalia qui accompagne son ami sur le dernier morceau, déjà, une reprise de Karl Hendricks, “The Night Has No Eyes”, du folk magistral qui n’a besoin d’aucun superlatif pour s’imposer avec élégance.

Puritan explore un grand nombre de propositions et d’idées contraires qui sembleraient, de prime abord, avoir du mal à cohabiter ensemble, et pourtant, sous l’égide du capitaine Brokaw, tout prend son sens. L’agencement particulier du tracklisting, le style volontairement désuet de la pochette, l’inspiration et l’honnêteté qui transparaissent derrière chaque note et mélodie, tout cela contribue à une recherche de mise à nu et d’équilibre constant, une musique vivante qui ne sent ni le réchauffé, ni la naphtaline ; un rock authentique travaillé jusqu’à l’os et suivant l’instinct du moment, qui n’obéit à aucun carcan imposé par l’industrie ou ses couleurs musicales dominantes. La démarche de Brokaw fait tout de suite penser à celle d’un autre outlaw de l’underground, lui aussi collaborateur star à la discographie intimidante et versatile : David Pajo. Si maintenant Puritan pouvait représenter le même déclic dans sa carrière solo qu’un Bubblegum pour Mark Lanegan, ce n’est pas ce dernier qui serait contre (ni nous d’ailleurs), car grand admirateur de Brokaw devant l’éternel.

Julien Savès

Pour écouter deux autres morceaux et vous le procurer en numérique ou vinyle, direction le bandcamp du monsieur

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