Wilco – Cousin
Alerte enlèvement. On a cherché partout, dans les moindres recoins du disque, sous les textures de guitare électrique de Nels Cline et de Pat Sansone, entre les notes chantées par Jeff Tweedy – ânonnées, plutôt, j’y reviendrai –, dans l’interstice des cordes de sa guitare acoustique, les nappes de clavier de Mikael Jorgensen, la caisse claire de Glenn Kotche, la basse agile de John Stiratt, partout, je vous dis. Et malgré ces très intenses recherches, on n’a pas trouvé trace de Cate Le Bon. L’avion qui devait la conduire de Cardiff à l’aéroport O’Hare a-t-il été détourné ? Le taxi n’a peut-être pas trouvé le chemin du Loft… quoi qu’il soit, rien sur ce disque ne semble indiquer qu’elle ait rencontré les six membres de Wilco. Pas un arrangement, pas un son, pas une bribe de voix. Rien.
Cate Le Bon est pourtant l’argument principal de vente du nouvel album du groupe chicagoan, dont aucun disque depuis A Ghost is Born (2004) n’avait jamais été co-produit par qui que ce soit d’autre que Jeff Tweedy lui-même, dans le Loft, ce lieu qu’il a aménagé au tournant du vingt-et-unième siècle. Les mauvaises langues ont d’ailleurs longtemps prétendu que c’est l’altérité qui avait permis au leader de Wilco de donner le meilleur de lui-même. D’abord, avec Jay Farrar du temps d’Uncle Tupelo, l’un des groupes qui posèrent les bases du mouvement « alternative country » au début des années 1990 ; puis avec Jay Bennett, avec lequel il co-composa et produisit les chefs-d’œuvres Summerteeth (1999) et Yankee Hotel Foxtrot (2002) avant que la tension entre les deux n’oblige Tweedy à demander à son comparse de prendre la porte ; et enfin avec Jim O’Rourke, qui présenta Glenn Kotche à Tweedy, enregistrant avec lui Loose Fur (2003), le compagnon heureux et joyeusement foutraque de YHF, et co-produisant l’agité A Ghost is Born (2004). C’est ce disque qui permit au leader du groupe d’exorciser une partie de ses démons. La tournée qui suivit, triomphale, servit à établir le line-up que nous connaissons aujourd’hui et à faire la réputation du groupe.
Depuis, les choses ont été beaucoup moins tumultueuses dans la tête de Jeff Tweedy et dans son groupe mais pas nécessairement dans sa vie : mort de ses parents, cancer de sa femme… mais le leader de Wilco a décidé de prendre tout cela avec philosophie. Plus jamais il n’adopterait la casquette du songwriter maudit. Doté d’un sens de l’humour assez particulier, capable de se moquer tant de lui-même que des autres, avec une certaine forme de bienveillance, Tweedy a créé avec Wilco (et son armée de fans) une sorte de grande famille qui semble aller de pair avec sa propre famille, ses enfants Spencer et Sam qui font régulièrement de la musique avec lui. Sa musique a également évolué. Même si Tweedy vient du punk, est proche de la scène post-rock de Chicago et adore des groupes indie-noise comme Deerhoof, il a aussi toujours aimé le rock classique. Son boulot de producteur le montre : il a collaboré avec Mavis Staples, Ian Hunter, Richard Thompson et récemment Rodney Crowell – excellent disque sorti également cette année et sur lequel joue, au milieu de vétérans, son propre fils. Ce rôle lui plait clairement et il n’y a vraiment rien à reprocher à cela.
Quand il s’agit de Wilco, le bilan est peut-être plus mitigé. Après ce que je considère comme un chef-d’œuvre absolu, Sky Blue Sky (2007) un disque globalement apaisé mais qui révéla au monde le génie du guitariste jazz noise Nels Cline – le solo incroyable d’ « Impossible Germany », encore meilleur en live –, la discographie du groupe a pris un tour plus conventionnel. On trouve sur tous les albums de très bonnes chansons, en quantité variable, avec parfois un retour à des touches plus expérimentales ou noise, comme sur Star Wars (2015), parfois au contraire une ambiance feutrée qui peut être habitée comme le très beau Ode to Joy (2019), sans doute le meilleur album du groupe de ce côté-ci de Sky Blue Sky. Depuis 15 ans, donc, le groupe n’aura pas cherché à renouveler son œuvre, mais à créer un catalogue relativement constant dont il n’a pas à rougir, nonobstant un assez dispensable Schmilco (2016), dont même Jeff Tweedy n’a jamais cherché à dire qu’il s’agissait d’un chef d’œuvre – il déclara : « on n’avait pas envie de faire un Moon Shaped Pool, cette fois-ci », référence au dernier disque, sublime, de Radiohead. Avec Cruel Country, sorti l’année dernière, Wilco avait peut-être produit son disque le plus ambitieux de par sa durée et son unité esthétique. Tout n’était pas irréprochable mais il y avait de très beaux moments. Surtout, comme Ode to Joy, Cruel Country bénéficiait d’une production très chaleureuse, sur laquelle on entendait merveilleusement bien chaque musicien. À ce titre, le dernier album faisait même quelque chose qu’on avait peu entendu chez Wilco depuis 2004 : mettre en exergue le jeu de guitare de Pat Sansone, trop souvent éclipsé par celui de Cline.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’excitation à l’annonce de cette collaboration avec Cate Le Bon. La musicienne et productrice allait-elle insuffler une nouvelle vie dans la mécanique déjà bien huilée d’un groupe aussi soudé que Wilco ? Trouverait-on des touches de pop baroque et une production plus brillante comme sur Why Hasn’t Everything Already Disappeared? (2019) de Deerhunter ? Bon, on ne va pas y aller par quatre chemins, surtout que notre introduction l’a déjà laissé entendre : pas du tout. En fait, on ne sait pas du tout ce qu’elle a fait. Tout juste a-t-elle, peut-être, contribué à créer un son plus texturé dont n’émerge à peu près aucun musicien ? Car c’est cela aussi qui frappe sur Cousin. Nels Cline, Pat Sansone et même Mikael Jorgensen peinent à être différenciés. Glenn Kotche, passé depuis deux disques maître de la subtilité, est ici au sommet dans l’art du son feutré, aux limites de l’inexistence, même. Quant à Tweedy, dont la voix a certes beaucoup évolué ces dernières années, et bien il semble se complaire dans un chant relativement atonal, ne proposant plus que des bribes de mélodies et disant des choses relativement graves – « It’s good to know we die », « ten dead », « I love to take my meds » – avec un ton désabusé et dépassionné. De tout cela, il ressort un sentiment d’homogénéité pas forcément désagréable mais dont aucune chanson ne semble totalement se démarquer. « Infinite Surprise » semble annoncer un disque dans la veine la plus expérimentale de Wilco, avec ses textures, mais il n’en est rien. Certaines compositions comme « Soldier Child » ou « Pittsburgh » n’impriment pas grand-chose. C’est Wilco à son plus décharné et, par moments, on pense aux deux disques solos de Tweedy, Warm et Love is the King. On est d’ailleurs un peu interloqué par le sticker sur le vinyle de l’album, nous annonçant « dix nouvelles compositions de Jeff Tweedy interprétées par Wilco ». Et si finalement, c’était comme cela qu’il fallait le prendre, cet album ? Peut-être mon avis serait-il un peu moins sévère. En attendant, il y a quelques plaisirs mineurs à saisir, surtout sur la face B : « A Bowl and a Pudding » dont les arpèges magnifiques rappellent « Muzzle of Bees », le morceau-titre, l’un des plus énergiques de l’album, et une très belle chanson pour finir, « Meant to Be », qui me rappelle un peu le Fleetwood Mac circa 1975-1977. C’est une moisson un peu maigre mais qui a le mérite d’exister.
Alors, à l’heure du bilan on dit quoi ? On dit que le groupe est toujours une force incontestable en live, qu’on espère qu’il fera mieux la prochaine fois sur disque, et qu’il n’a peut-être pas besoin d’une productrice extérieure, à moins d’avoir envie de se remettre plus sérieusement en cause et de ne pas la jouer aussi safe que sur ce Cousin, agréable dans l’absolu mais peu signifiant sur l’échelle de ses chefs-d’œuvre passés.
Yann Giraud