Wilco – Ode To Joy
À partir de quel moment peut-on légitimement se demander, au sujet d’un artiste ou d’un groupe, si son nouvel album est un bon cru ? Qu’est-ce qui nous autorise à faire usage de cette analogie viticole ? Faut-il être prolifique ou régulier ? Faut-il avoir sorti beaucoup d’albums ? Je crois qu’on a le droit de se poser la question si l’artiste ou le groupe en question a fini par tomber dans une certaine routine.
Cette routine, on ne l’attendait pas particulièrement de la part de Jeff Tweedy. Ce dernier a en effet toujours, du moins jusqu’à un certain de stade de sa carrière, créé dans l’adversité. Chamboulé – écœuré, même – par une séparation avec Jay Farrar dont il ne fut pas à l’origine, Jeff s’est construit comme l’angry young man du duo. La presse spécialisée voyait Farrar comme le véritable artiste d’Uncle Tupelo et misait tout sur Son Volt. Elle allait voir ce qu’elle allait voir. D’abord Tweedy allait lui asséner un chef-d’œuvre crépusculaire en forme de double album (Being There en 1996). Ensuite, quand son groupe serait sacré roi de l’alternative country, il leur en mettrait une bonne en virant pop (Summerteeth en 1999). Et puisque la pop ne suffirait pas, en fin connaisseur de l’histoire des parias de la musique américaine, le leader de Wilco se réincarnerait en digne successeur d’Alex Chilton. Yankee Hotel Foxtrot serait donc son Third/Sister Lovers, un disque malade, réalisé dans l’antagonisme et l’angoisse. Et si pour cela il fallait sombrer dans la drogue, se mettre tout son groupe à dos, y risquer sa santé mentale, et bien il le ferait. En concert, Wilco, c’était un peu pareil : dans certains pays, notamment l’Angleterre, Tweedy affrontait le public, se le mettait à dos. Depuis cette période, qui s’est achevée par un quasi-renouvellement du groupe et un disque rédempteur, A Ghost is Born, le musicien de l’Illinois a préféré laisser son rôle d’anti-héros à d’autres. Il y aurait toujours un Ryan Adams pour jouer le connard de service. Tweedy, lui, se convertirait en père aimant, en mari attentionné et en leader d’un groupe stable et équilibré, constitué uniquement de pointures. En live, ce groupe fait chaque soir des miracles. Nels Cline triture sa guitare durant de longues minutes sur « Impossible Germany » ; Glenn Kotche matraque les fûts sur « Spiders » ; la rythmique brille de tous feux sur « Monday » ou « I’m the Man Who Loves You » ; tout ce beau monde maîtrise la dynamique et le bruit blanc sur des classiques tels que « I’m Trying to Break Your Heart » ou « Via Chicago ». Sur disque, en revanche, Wilco se contente d’enregistrer des chansons et de leur rendre justice. Depuis The Whole Love et son cataclysmique « Art of Almost », il n’est plus question de faire dans l’extravagance. Autrefois agité, imprévisible et instable, Wilco est devenu juste – bêtement, oserais-je dire – fiable et à l’exception d’un Schmilco vraiment plus faible qu’à l’accoutumée, il ne nous a jamais totalement déçu.
Arrivé ainsi donc, contre toute attente, à son onzième album, Wilco a-t-il produit un « bon cru » ? Pour le savoir, il faut, me semble-t-il, écouter le membre le plus important du groupe après son leader. Je ne veux pas parler de Nels Cline qui, bien que guitariste formidable, n’a jamais vraiment représenté le cœur du son Wilco. Je ne veux même pas parler du pourtant indispensable Glenn Kotche, devenu alter-ego du leader depuis que Jim O’Rourke les a présentés. Non, je parle de John Stiratt, seul membre présent depuis A.M. et véritable colonne vertébrale du groupe. Si Stiratt y va à fond, alors, on a envie d’y aller avec lui. Et sur Ode to Joy, John Stiratt est formidable. Sa basse vibre, serpente, tourbillonne, même. Sur le brumeux « Bright Leaves », qui introduit l’album, elle est même le seul élément qu’on arrive à suivre. Il faut dire, et il me semble important de le préciser à l’auditeur qui penserait se faire une opinion dès la première écoute, qu’au premier abord Ode To Joy semble être affublé des mêmes maux que Schmilco ou que toute autre musique sortie par Jeff Tweedy ces cinq dernières années : une voix plus terne, qui murmure plus qu’elle ne chante, des mélodies squelettiques, un son ascétique, basé principalement sur la guitare acoustique – apparemment, la Gibson SG, toujours si présente en live, n’a plus droit de cité dans le loft de Chicago où Wilco répète et enregistre depuis plus d’une décennie – et l’abandon quasi-total de l’ambiance kinks-ienne présente sur des morceaux tels que « Hummingbird » ou « Hate It Here ». Pas de grande mélodie, donc, pas d’envolée guitaristique non plus – tout juste un blues du désert à la Tinariwen sur « We Were Lucky ». Aucun morceau non plus ne se révèle aussi enlevé qu’un « Outtasite » ou qu’un « I’m a Wheel ».
Mais, alors, qu’est-ce qui fait que celui-ci, on l’aime bien, voire même qu’on l’aime beaucoup ? Et bien, pour la première fois depuis bien longtemps, on sent chez Wilco un certain sens du mystère, ce genre d’ambiance qui fait qu’une chanson un peu banale au premier abord, « Before Us » par exemple, va se décanter au fil des écoutes, qu’un single énervant comme « Everyone Hides », s’avère bien plus agréable une fois replacé dans le contexte de l’album ou qu’une petite chose comme « Citizens » devient un genre de brûlot politique entêtant quand on la réécoute plusieurs fois. Wilco livre même un morceau pop de belle facture sur la fin, « Hold Me Anyway », paré d’agréables soli de guitares harmonisées. Plus généralement, il y a sur ce disque un sens de la cohésion, magnifié par une production très chaleureuse. Autour de Kotche, dont le son de batterie me fait penser à celui de Tusk (de Fleetwood Mac), on a l’impression que le groupe joue rapproché. Ode to Joy, donc, sonne comme un groupe qui a accepté l’idée de durer. Comme un artisan retrouve son atelier et y peaufine ses meubles ou ses céramiques, Wilco retourne au loft pour y parfaire son art d’un folk-rock élégant, parfois dadaïste, rarement ennuyeux, loin des hauts musicaux et des bas psychologiques du passé. À l’heure où beaucoup de groupes portés au pinacle se crament les ailes dès le troisième album, cette durabilité – cette soutenabilité, dira-t-on, histoire d’user d’un anglicisme plus approprié – n’est-elle pas la plus belle des subversions ?
Yann Giraud