Wilco – Yankee Hotel Foxtrot

Publié par le 24 avril 2022 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(Nonesuch, 23 avril 2002)

Je ne sais pas si vous avez une méthode pour reconnaître un chef-d’œuvre absolu mais pour moi, c’est très simple : c’est un disque dont chaque chanson est alternativement ma préférée. C’est le cas de Yankee Hotel Foxtrot, un disque que je n’ai pourtant pas apprécié à sa juste valeur après les premières écoutes. J’avais lu à sa sortie une chronique dithyrambique dans le magazine Rock’n’Folk – j’aurai d’ailleurs l’occasion de remercier l’auteur lors d’un concert du groupe en 2007. Quelques mois plus tard, une copine me demandait de lui fournir une liste de disques dans laquelle elle pourrait piocher pour me faire un cadeau d’anniversaire. Celui-ci était tout en haut et c’est avec beaucoup d’émotion et de satisfaction que j’ouvris le paquet cadeau.

Arrivé chez moi, cependant, j’avoue avoir été quelque peu circonspect. Je ne sais pas trop à quoi je devais m’attendre mais la mode était à la pop des grands espaces : Mercury Rev, Sparklehorse, The Flaming Lips, et autres groupes de ce genre… Tous ceux qui, à la fin des années 90 et au début des années 2000, avaient fait du folk un genre CinémaScope en mêlant guitares acoustiques bien boisées, chant lyrique, guitares flamboyantes… Yankee Hotel Foxtrot n’est pas exactement comme cela. Comparé aux groupes que je viens de citer, la musique écrite par Jeff Tweedy est plus terne, plus en demi-teinte. Par ailleurs, la production de l’album, magnifiée par un mix signé Jim O’Rourke sentait fort le son du post rock de Chicago (Tortoise, Gastr Del Sol) auquel je n’étais pas vraiment habitué à l’époque. Prenez « I’m Trying to Break Your Heart », par exemple, qui ouvre ce Yankee Hotel Foxtrot. Il s’agit en fait d’une chanson folk très simple et basée sur trois accords. Elle pourrait être jouée sur une chaise de jardin ou au coin du feu mais ce n’est pas ce que l’on entend ici en premier. Ce qu’on a, c’est tout un tas de sons, allant de la gratte noisy à des notes de piano en passant par des choses non identifiées, débouchant sur un pattern de batterie dont on ne sait pas trop s’il est joué ou séquencé. Puis arrive la voix assez terne, pleine d’auto-apitoiement de Jeff Tweedy. « I am an American aquarium drinker / I assassin down the avenue ». On ne sait pas trop ce que ça veut dire. D’ailleurs, tout est abstrait dans ce morceau. Il n’y a en fait qu’à la toute fin, quand Tweedy a répété plusieurs fois « I am Trying to Break Your Heart » que la batterie décolle vraiment et que le piano finit par jouer un hook. Avant cela, la chanson n’était pas vraiment pleinement formée.

Ce trick-là, Wilco va le rejouer pas mal sur cet album. En effet, beaucoup de titres de ce disque sonnent comme des chansons « normales » qu’un producteur aurait décidé de saccager en les déconstruisant. Cette déconstruction, c’est bien ce qui place l’album dans la galaxie du « post », même si Wilco n’est pas un groupe de post-rock, ne l’était pas avant ce disque en tous cas, et ne le sera que par rares moments par la suite – la moitié de The Ghost is Born, quelques expérimentations sur The Whole Love ou Star Wars et puis c’est un peu tout. Cette manière d’enfouir les mélodies sous des arrangements brumeux, c’est la raison pour laquelle l’album peina à me plaire à la première écoute et c’est sans doute aussi pourquoi je le place si haut aujourd’hui – après tout, une tante m’acheta bien Spirit of Eden à 10 ans, et il m’en fallut 10 de plus pour réaliser que ça allait devenir mon disque préféré de tout les temps, mais passons… Tout cela pour dire que pour les premières écoutes, ce sont les morceaux les plus catchy de l’album qui me plurent le plus : « Heavy Metal Drummer » et son refrain accrocheur, « I’m the Man Who Loves You ».

En fait, un peu comme pour Deserter’s Songs de Mercury Rev, j’ai la sensation que le groupe a cherché à mettre ses « tubes » (tout est relatif) vers le milieu voire la fin du disque, dans l’optique de construire un véritable album et pas juste une collection de chansons. Il faut dire que l’album avait une histoire assez compliquée et désormais très connue que je vais cependant rappeler. Wilco était né des cendres d’Uncle Tupelo, un groupe pionnier de l’alternative country – on va faire simple : imaginez les mecs de Fugazi qui auraient autant aimé Johnny Cash et la Carter Family que le punk. Après un premier disque de country-rock agréable mais peu impressionnant sorti chez Warner, le groupe, rejoint par un certain Jay Bennett, guitariste et arrangeur, décide de se réinventer en essayant de donner un côté plus lyrique et crépusculaire à sa musique, alternant des morceaux assez enlevés et des plages plus méditatives, avec des guitares un peu noisy. Le disque est double et connaît un grand succès critique mais Wilco souffre de plusieurs gros problèmes. D’une part, son leader a un comportement erratique lié à une prise intempestive de psychotropes. D’autre part, Jay Bennett commence à vouloir prendre un rôle de bandleader. Il ne se substitue pas à Tweedy mais veut jouer les directeurs artistiques, prenant l’ascendant sur les membres arrivés avant lui dans le groupe. Enfin, et c’est le pire, il y a une divergence dans la manière dont Tweedy et consorts voient Wilco et dont la maison de disque Warner (sa branche Reprise, plus précisément) le voit. Tweedy est clairement quelqu’un qui se voit comme à la croisée des chemins entre la pop de son enfance (le Classic rock des années 70 et la country qu’écoutaient ses parents) et l’indie/punk rock de son adolescence (Hüsker Dü, Dinosaur Jr., Black Flag, etc.). À l’orée des années 2000, il écoute du post-rock, de l’expérimental, et c’est ça qu’il compte bien faire infuser dans sa musique. Bennett voit les choses comme lui donc, en soi, ce n’est pas un problème. Mais la maison de disque, elle, voudrait que Wilco entre dans la case « adult alternative », un genre quasi inconnu en France mais qui passe sur des radios principalement dévolues aux trentenaires et plus. Il s’agit d’un mélange de country et de rock alternatif un peu standard. Pour vous donner une idée, un des rares groupes de cette mouvance ayant eu un tube en France, c’était Counting Crows. C’est sur ce créneau là qu’elle attend que Wilco propose un tube. Quand en 1999, Wilco sort Summerteeth, son disque le plus pop, le but n’est pas de sonner comme ça, c’est de faire un disque qui soit à la fois pop mais aussi un peu tourmenté à la 3rd/Sister Lovers de Big Star. Et ça, la maison de disque ne l’entend pas. Elle fait écrire une chanson supplémentaire, « I Can’t Stand It », avec l’aide d’un songwriter de la maison de disque. Ce morceau, que Wilco ne joue jamais en live, est un flop. Tweedy et Bennett décident alors, pour la suite, de pousser le bouchon plus loin avec un disque beaucoup plus traité au niveau du son, nettement moins accessible. Attention, plus on les écoute, plus on se rend compte que les chansons sont vraiment pop. Mais on va demander à l’auditeur une écoute exigeante avant d’arriver à ce constat. L’exemple le plus extrême, c’est sans doute « Poor Places » placée vers la fin. C’est une chanson à la mélodie facile, mais Bennett et Tweedy décident de la déconstruire et de n’en retenir que le squelette. Encore une fois ce n’est quand dans sa partie finale que la chanson finit par révéler la mélodie sur laquelle elle avait été construite. Au final, seule une chanson va vraiment jouer la carte de la pop : « Jesus, etc. », un tube que reprendra même Norah Jones. Apparemment, cela a échappé à la maison de disque qui décide de tout arrêter et de rendre son contrat à Wilco. La suite, on la connaît : un peu de galère mais au final un label très accueillant, Nonesuch, sur lequel on trouve des artistes aussi exigeants que Caetano Veloso ou Steve Reich. Et comme Nonesuch appartient à Warner : la maison-mère aura fini par payer deux fois pour le même album ! Donc tout est bien qui se finit bien, non ? Pas exactement car Tweedy se brouille avec Bennett et le vire juste avant d’aller faire mixer l’album par Jim O’Rourke. Bennett ne s’en remettra pas. Il tentera une carrière solo mais finira par être emporté par l’alcool, la maladie et la dépression, après avoir tenté de traîner le groupe en procès. Jusqu’à la fin, il continuera de reprocher à Tweedy de s’être arrogé une partie de la création de l’album qui lui revenait.

Tout cela pour dire que, malgré le temps qu’il faut à vraiment découvrir et apprécier Yankee Hotel Foxtrot, l’album est en réalité une suite de morceaux de bravoures savamment brouillés par une production compliquée. En live, ce qui peut sembler abscons se révèle totalement et c’est le côté accrocheur de ces chansons qui ressort. D’ailleurs, le groupe les aura jouées maintes fois sur leurs diverses tournées depuis et joue le disque en intégralité sur sa tournée actuelle. Quant à moi, je peux dire que ce disque a été pour moi un véritable pont vers des musiques américaines que je ne connaissais pas : à partir de 2002, je vais suivre la voix tracée par ce disque et découvrir la country, Big Star, Townes Van Zandt et des tas de groupes qui vont s’engouffrer dans le mouvement créé par Tweedy et consorts : Okkervil River, Shearwater, Beulah, Clem Snide, etc. Au mitan des années 2000, la country alternative va exploser partout, y compris en France où elle sera représentée par l’excellent – et regretté – label Fargo. C’est même grâce à ce disque que je suis devenu chroniqueur pour une revue qui traitait beaucoup de cette scène. C’est ainsi qu’à l’entrée du Bataclan en 2007, j’ai pu dire merci au journaliste qui me l’avait fait découvrir cinq ans plus tôt, lorsque l’attachée de presse française de Nonesuch me le présenta. La boucle était bouclée et même s’il existe des disques récents de Wilco que j’aime un peu moins, ce groupe – ainsi que tout ce qui gravite autour – est devenu très cher à mon cœur.

Yann Giraud

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1 commentaire

  1. Un très beau disque !

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