Ventura – Superheld

J’ai parfois le sentiment de passer pour le gouru d’une secte à cause de Ventura, de prêcher dans le désert avec une conviction semblant démesurée pour les non-adeptes, s’étonnant que la cohorte de fidèles ne soit pas si garnie mais indéniablement dévouée corps et âme. Que certains persistent dans l’ignorance ne fait que renforcer mes certitudes : les vrais savent, frémissent à la moindre évocation d’une nouveauté venant des trois de Lausanne, se frottent les mains quand elle est enfin là puis les oreilles, n’osant croire qu’ils ont une fois de plus réitéré l’exploit. Un scénario si prévisible serait franchement pénible s’il n’était si génial.
Ventura nous avait fait le même coup sur Ad Matres, d’abord un morceau très post machin d’une classe insensée, posant le décor qu’ils sont décidément les seuls à savoir si bien esquisser (« Dwell ») avant une correction sévère que peu sont en mesure d’administrer (« Advertiser »). En fin de morceau, « We can’t help this boat from sinking » est répété ad lib, chanté puis murmuré, jusqu’à devenir à peine audible, le tout tandis que guitare, basse et batterie dialoguent de concert… Puis évidemment, les vagues s’abattent, le bateau chavire, et tout l’équipage sombre en ne demandant qu’à être englouti davantage mais le plus lentement possible, tant qu’à faire.
Philippe Henchoz n’est pas Bob Dylan, il n’aura peut-être jamais de prix Nobel (pourtant « 24.000 people die of hunger everyday. Fuck them all », c’était puissant et rassembleur !) mais ses mélodies émeuvent toujours autant et il a le chic pour trouver des formules qui restent, des mots prononcés en toute nonchalance qui reviennent incessamment (« I’m blowing bubbles » faisant ici écho au « where’s everyone running » de « To Stand No One Has » sur l’album précédent). C’est tout lui et ce sont bien eux qui nous collent au mur.
Ne pas décevoir quand on a du tel matos entre les mains se révèle certainement plus compliqué qu’il n’y parait mais ceux-ci s’en accommodent très bien (avec un Grégoire Quartier de plus en plus confortablement installé sur son tabouret de batteur) et s’amusent même à explorer davantage, en territoire metal (« Patron Saint » s’autorisant un bourrinage en règle que peu auraient oser et certainement pas d’aussi fins qu’eux), en groovant comme rarement (le chaloupé « Most Arts » qu’on ne sait trop par quel bout saisir) ou en signant un plagiat alt 90s/grunge (« Optimistic ») sans qu’on comprenne exactement quel groupe en a été victime (on pense à Smashing Pumpkins, ils affirment Soundgarden, ce qui nous convient davantage). Voire même le facétieux et sans prétention « Freeze In Hell » qui ne paie pas de mine avec sa ritournelle acoustique mais contraste idéalement avec les brut(al)es « Patron Saint » ou « Obviously », laquelle cogne sans relâche avec une rare violence. The World, Obviously est peuplé de brutes qui adorent nous le rappeler mais ce trio-là conserve cet aspect rassurant, cette force tranquille et les repères qu’il a bâtis au fil des années nous sont sont devenus absolument indispensables.
Au bout du bout, du beau, trop beau pour qu’on le conçoive pleinement, « From Evil » que même le diable aurait honte de nous présenter, l’objet semblant par trop paradisiaque, trop empreint de perfection, pour saluer la foule. Philippe chante comme on signe un arrêt de mort ou qu’on salue au contraire la vie. À deux à l’heure, sourire et larmes mêlés. A rendre jaloux les maitres du slowcore*. Nous voilà plombés, soignés, célébrés avec euphorie ou accablés par le coup de massue administré.
Cela fait cinq albums, ce n’est jamais assez. Si on serait bien en peine de les hiérarchiser, une certitude demeure : on aime ce groupe du même amour que depuis le premier et on craint toujours que ce soit le dernier… mais ils reviendront parce qu’ils savent qu’on a besoin d’eux.
Jonathan Lopez
*Mais quelque chose nous dit qu’ils savaient déjà de quoi Ventura est capable.