Thurston Moore – Flow Critical Lucidity

Flow Critical Lucidity. Vous le sentez venir, pas vrai ? Avec un titre aussi haut perché, vous vous doutez bien que ce nouvel album de Thurston Moore ne va pas vous rappeler Goo ou Dirty et leurs morceaux frondeurs aux guitares féroces. Ces paroles, « Flow Critical Lucidity », on les retrouve dans le single « Sans limites » (avec Laetitia Sadier de Stereolab, juste venue pour prononcer ces deux mots). Ce titre à la longue introduction de presque trois minutes a été judicieusement mis en avant, puisqu’il porte un nom des plus explicites et parvient à trouver un équilibre entre la mélodie, voire le format « chanson », et ce désir de voyage, d’exploration qui émane de l’ensemble de l’album. Des envies d’ailleurs symbolisées par des percussions omniprésentes (de Jem Doulton du groupe Roisin Murphy, exit Steve Shelley donc) dès l’étrange spoken word minimaliste de « New In Town » en ouverture. On est loin de Rock’n’Roll Consciousness (2017) qui sonnait comme un retour aux sources et au bruit, ou même de By The Fire (2020), guère avare en riffs : il y a là de l’espace, et au diable les limites, contraintes et frontières. Des limites, Thurston Moore ne s’en est toutefois jamais vraiment fixées et il a suffisamment repoussé celles de l’expérimentation au cours de sa riche carrière pour que l’on puisse qualifier ce nouvel album de totalement déroutant. Le format intro-couplet-refrain n’a jamais semblé le passionner outre mesure, mais il faut admettre que les présences de Deb Googe (My Bloody Valentine) et James Sedwards (Nought), comme sur les albums du Thurston Moore Group, ne sautent pas aux oreilles, tant cet album est quasiment dénué de tension et d’électricité, et on a parfois le sentiment d’entendre davantage l’apport du piano, du glockenspiel, ou de délicates sonorités électroniques (signées Jon Leidecker de Negativland). Hormis le très bon « Shadow », qui demeure assez conventionnel et goulûment noisy sur la fin, Flow Critical Lucidity fait donc la part belle aux longues divagations, à des progressions lentes et invite à l’apaisement. On vieillit tous, pas vrai ? Même dans « Hypnogram » dont l’intro directe et mélodieuse titille immédiatement l’oreille, il est question de rêve et de méditation, ce qui ne tarde pas à se concrétiser dans un final en roue libre où l’esprit vagabonde à mesure que l’attention décline. Quant à « We Get High », il ressemble, comme son nom le suggère, à un glissement vers l’état second, mais plutôt comateux et halluciné que surexcité. État qui va se prolonger jusqu’à la fin de l’album avec les à peine plus éveillés « Rewilding » et « The Diver ».
Flow Critical Lucidity ne prend donc pas par la main, ne séduit pas facilement et on ne garantit pas que vous vous en souviendrez dans cinq ans. Ou deux. Voire un (de la même façon qu’on a omis d’évoquer l’album instrumental Screen Time, paru en 2022). En attendant, pour peu que vous soyez d’humeur réceptive, il s’avère intéressant de vous plonger corps et âme dans ce disque très organique, très doux, que l’on pourrait presque qualifier d’ambient par moments. Thurston Moore a tant apporté à l’édifice rock qu’on peut bien accepter de sa part une séance d’hypnose à moindre coût, même si ce n’est pas forcément ce qu’on était venu chercher.
Jonathan Lopez