Sonic Youth – Discographie (1ère partie : 1981 – 1988)

Publié par le 5 avril 2020 dans Chroniques, Discographies, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

Confinement oblige, on sort les vieux projets des cartons. Et avant de me lancer dans l’écriture d’un triple album psyché-stoner-garage-lo-fi-hip hop à textes sur l’impact de la crise sanitaire (qui ne devrait pas voir le jour, pour le bien de l’humanité restante), je me décide à déterrer la chronique (modeste et entamée il y a longtemps) de la carrière d’un groupe majeur de la scène américaine des 4 dernières décennies : SONIC YOUTH!

1ère partie : Les années indie, de l’underground au succès critique.

Découvert par le biais de Nirvana, qui les citait régulièrement comme influence et parrain (il signe chez Geffen, qui publiera Nevermind, sur leur recommandation), Sonic Youth est un des groupes majeurs de ma vie de mélomane. Le groupe dont la discographie essentielle a changé ma vision du rock, ma façon d’envisager la musique en général. Grâce à eux, j’ai plongé dans le rock underground américain toutes décennies confondues.  Velvet Underground, Television, Dinosaur Jr, Pavement… et tant d’autres. J’ai vu sous un autre angle la manière même de jouer de la guitare. J’ai découvert Andy Warhol et le pop art, la littérature américaine de Jack Kerouac et la beat generation à la SF de Philip K. Dick. Ils ont constitué une passerelle culturelle vers d’autres univers qui m’étaient inconnus. Quoi de plus logique pour un groupe new-yorkais né dans le bouillonnement créatif de la Grosse Pomme au tout début des années 1980. Leur riche carrière discographique s’étend sur 4 décennies et épouse les dernières explosions créatives de la scène américaine (la no wave et le punk US fin des 70’s, l’indie rock des 80’s et 90’s voire le revival rock du début des années 2000).

Avant d’entamer un tour d’horizon de leur carrière discographique (à travers les albums studios essentiellement, sinon on bascule dans le travail quasi archéologique), revenons dans un premier temps sur la genèse du nom. Fusion de Big Youth (chanteur reggae des années 70) et du Sonic Rendez vous Band de Fred « Sonic » Smith, leader des MC5, tout un programme déjà. Pour une musique que Thurston Moore théorise dans le 1er communiqué de presse du groupe en 1981 de la manière suivante : « Des rythmes denses intensifiés en les accidentant et en les broyant, juxtaposés avec des morceaux d’ambiance façon bande-son. Évoquant une atmosphère que l’on ne pourrait décrire que comme un modernisme expressif et brouillon. Et ainsi de suite ». Une autre formule résume bien l’ambition du groupe et en même temps son sens de l’humour rarement souligné (que l’on peut mieux entrevoir dans le mythique documentaire 1991 : The Year Punk Broke). Sonic Youth c’est « un truc expérimental, mais en même temps, c’était un peu du style d’art complètement débarrassé de l’enculage de mouches ! ».

Chronologiquement, on peut estimer que la première phase de leur carrière couvre les années 1981 à 1985, soit leurs 3 premiers albums : Sonic Youth (1982), Confusion Is Sex (1983) et Bad Moon Rising (1985). Années qui ont vu défiler les batteurs (3 avant l’arrivée de Steve Shelley, LE batteur du groupe vers 1985-86) autour des membres historiques du groupe : Lee Ranaldo et le couple à la ville comme à la scène (du moins jusqu’en 2011) Kim Gordon-Thurston Moore. Tout ce beau monde s’est retrouvé au fil des rencontres au début des années 80, dans le New York arty et celui des clubs de rock plus ou moins miteux (dont le fameux CBGB’s). Évoluant dans diverses formations ou happenings locaux, le premier concert du groupe sous son nom eut lieu lors du NoiseFest (16 au 24 juin 1981) dans une formation sans Lee Ranaldo mais avec Richard Edson à la batterie. Après le départ de ce dernier, le groupe intégra Lee Ranaldo mais pas de batteur sur les quelques concerts suivants.

Cette première période correspond aussi à la production la plus expérimentale et chaotique du groupe. On navigue dans une musique atonale, dissonante avec des guitares préparées, aux accordages inhabituels et parfois triturées à base de tournevis et autres perceuses ! Si bien que le groupe est parfois obligé en live de « lier » de manière noisy ses morceaux les uns aux autres le temps que chaque guitariste se réaccorde à tour de rôle ! Le tout dans une démarche résolument cathartique proche des expérimentations auxquelles les membres du groupe avaient pu participer dans le New York arty de l’époque, notamment avec Glenn Branca. Sur leur premier album éponyme de 1982, un morceau parmi les 5 retient de suite l’attention et ne souffre pas trop de l’épreuve du temps. « I Dreamed I Dream » tout en tension (silencieuse) pose déjà quelques bases du style des new-yorkais. Sur une ligne de basse menaçante, un duo vocal entre une Kim Gordon chuchotante et les envolées discrètes de Lee Ranaldo en arrière-plan accompagnent des guitares dissonantes inspirées. Album enregistré et mixé en 2 jours pour 2000 dollars pour la petite histoire.

Leur second essai Confusion Is Sex (1983), conserve le côté chaotique et dissonant et cette même ambiance froide et inquiétante (« Lee Is Free », « She’s In A Bad Mood »). Mais on voit apparaître l’ébauche de vrais morceaux dans ce tourbillon noisy. On retrouve même une cover de derrière les fagots du « I Wanna Be Your Dog » des Stooges beuglée par une Kim Gordon furax ! La bassiste, loin de jouer les seconds rôles, insuffle avec son chant, tout en tension ou murmure, une atmosphère particulière à des morceaux comme « Protect Me You », « Shakin Hell », ou l’incantatoire « Making The Nature Scene ». Un contraste bienvenu avec un Thurston Moore qui s’époumone comme un beau diable sur des morceaux plus hardcore aux titres évocateurs : « Inhuman », « The World Looks Red » et un « Confusion Is Next » dantesque aux paroles subversives :
« I maintain that Chaos is the future/And beyond it is freedom Confusion is next/And next after that is the truth ».

Leur troisième album Bad Moon Rising (1985) marque un premier tournant de leur carrière dès la 1ere minute de « Intro » : des arpèges mélodiques ! Le chaos se structure (« Ghost Bitch », « I’m Insane », « Justice Is Might »), l’écoute se fait plus agréable, des chansons apparaissent au milieu de la dissonance (« Brave Men Run », « Society Is A Hole »). Les morceaux s’enchaînent sans rupture, s’allongent (l’excellent « I Love Her All The Time ») et on trouve même un titre emblématique du groupe. « Death Valley 69 » : hymne nerveux porté par Thurston Moore et Lydia Lunch, égérie punk survoltée du New York arty. Avec le recul, c’est sûrement le premier morceau avec lequel le groupe réussit la synthèse entre leur goût avéré pour les musiques extrêmes et la tentation d’un format pop (le climax au centre du morceau !). C’est aussi le début de leur période la plus créative.

Sonic Youth tourne déjà parfois en Europe. Et au retour d’un de ces voyages, il se retrouve à nouveau sans batteur, puisque Bob Bert (le batteur du moment qui rejoindra plus tard le Pussy Galore de Jon Spencer) quitte le navire. Rencontré en 1985 par Ranaldo et Moore au CBGB’s lors d’un concert de Crucifuks (son groupe d’alors) dans le cadre de la tournée Rock against Reagan, Steve Shelley est connu du groupe et a même déménagé à New York (sur les conseils de Thurston, puisqu’à New York « tout le monde cherche toujours un batteur ») si bien qu’à ce moment charnière de l’histoire du groupe, il garde même l’appart’ vide de Kim Gordon et Thurston Moore ! Sans audition, il intègre le groupe !

Avec l’arrivée de ce batteur pour l’album EVOL (1986), le groupe trouve enfin son line-up historique et enchaîne un deuxième album en 2 ans, un rythme qu’ils maintiendront les deux années suivantes. Ils signent surtout la première pièce d’une trilogie de rêve (avec l’album Sister et le classique Daydream Nation) qui marquera l’indie rock américain des 80’s. Il débarque aussi et surtout sur le label SST, de la côte Ouest et référence de la scène indé d’alors qui comptait dans ses rangs Black Flag, Minutemen, Meat Puppets ou Hüsker Dü. Malgré son statut de premier groupe de l’Est passé à l’Ouest (ils seront rejoints ensuite par les voisins de Dinosaur Jr), Sonic Youth va surtout bénéficier de conditions d’enregistrements supérieures, du savoir-faire et du solide réseau de distribution et de tournées d’un label fleuron du rock indé US. Et de critiques qui commencent à être élogieuses des deux côtés de l’Atlantique. Des morceaux comme l’entraînant « Starpower », « Shadow of a Doubt » (inspiré par L’inconnu du Nord Express d’Hitchcock) et ses harmoniques délicieuses ou le troublant « Secret Girl » installent Kim Gordon comme une des grandes figures féminines du rock américain. Le groupe ne délaisse pas pour autant son penchant noisy (« Marilyn Moore ») mais façonne ses digressions soniques dans des structures moins chaotiques, rythmées par la batterie sûre de Steve Shelley (« Tom Violence », « Green Mind », « Death To Our Friends »). Il ne s’interdit pas l’accident comme sur ce hurlement de Lee Ranaldo sur « In the kingdom #19 », consécutif à un jet de pétards dans la cabine du studio lors de l’enregistrement ! Le résultat bluffant a ainsi été conservé par le groupe sur la version finale. Avec le titre final, l’époustouflant « Expressway To Your Skull », il signe un de leurs classiques, souvent joué lors des rappels de leurs lives. Le travail sur les guitares, l’explosion centrale, la basse qui annonce l’ambiance crépusculaire de la fin du morceau, les punchlines (“We’re gonna kill the california girls, We’re gonna stay there as long as we think we should“)… Tout est remarquable ! Pour l’anecdote, le pressage original du vinyle de l’album comporte un sillon perpétuel (locked groove, en anglais) sur la fin de ce titre qui oblige l’auditeur à arrêter manuellement la lecture.

En 1987, Sonic Youth publie son deuxième et dernier album sur le label indé SST avec l’excellent Sister. Le groupe a déjà une petite carrière derrière lui, tourne maintenant dans tout les Etats-Unis depuis son passage chez SST et son style s’affine encore sur ce disque. Dès l’intro de batterie étouffée de « Schizophrenia », on apprécie le savoir-faire du groupe à composer de petites pièces d’artisanat noisy, ciselées à l’électricité de guitares inspirées.  L’album est court (seulement 2 titres à plus de 5 minutes), les morceaux directs, le format presque pop, mais le grain sonore abrasif de la production souligne parfaitement les digressions soniques du groupe (la fin de « (I got a) Catholic Block »). À son habitude, le groupe se partage les compositions. Kim Gordon est à l’œuvre sur le superbe « Beauty Lies In The Eye » qui annonce déjà la dream pop ou le shoegazing anglais. Sur « Pacific Coast Highway », son chant tendu sur des paroles inquiétantes annonce un des plus beaux crescendos de la carrière du groupe. Les guitares résonnent presque comme les cris de cette femme enlevée (?). Mais on retrouve aussi plusieurs duos Kim-Thurston dont le magnifique « Kotton Krown », un des plus beaux titres de leur carrière, 5 minutes de pure noisy pop. Thurston Moore n’est pas en reste notamment sur « Tuff Gnarl », « White Kross » ou la reprise de « Hot Wire My Heart ». Ainsi que sur le vombrissant « Stereo Sanctity », sorte de pop rétro-futuriste dont les paroles sont fortement inspirées par l’œuvre de l’écrivain SF Philip K. Dick. C’est d’ailleurs grâce à une biographie du groupe très détaillée que j’ai découvert l’influence de cet écrivain majeur sur ce disque (« Schizophrenia » relate ainsi un épisode de la vie du romancier et le titre de l’album renvoie à sa jumelle défunte). J’ai par la suite plongé dans cette œuvre littéraire passionnante souvent adaptée au cinéma (Blade Runner, Total Recall, Minority Report, Paycheck…). Même ambiance de vortex noisy avec les guitares incisives de « Pipeline/Kill Time » magnifié par le chant de Lee Ranaldo. L’outro noisy du morceau sur ses incantations (“We should kill time“) est un monument de noisy-rock. Sur la version CD, on trouve un 11e titre « Master Dik », nouveau festival noisy alambiqué conclu par des cloches surprenantes ! Un album marquant dans la carrière du groupe, moins acclamé que le suivant, mais un classique de l’indie rock des 80’s. Le groupe lui-même via Lee Ranaldo le considère souvent comme son travail le plus abouti. Il reste un de mes favoris surtout pour le grain sonore de l’album et pour la passerelle vers la science-fiction de Dick.
Pour les fans d’indie stats, « Schizophrenia » est le titre le plus joué en live (344 fois) par le groupe selon le site SonicYouth.com qui a compilé un nombre impressionnant de setlists (1208 sur un total de 1453 concerts !) de l’histoire de Sonic Youth.

(Enigma, 18 octobre 1988)

En 1988, Sonic Youth publie sur le label Enigma (rejoint après des déboires avec SST) ce qui deviendra pour la critique son chef-d’œuvre (pour beaucoup) indépassable, Daydream Nation (notre chronique). Double album, et pas moins de 70 minutes pour la postérité. Clin d’œil à Led Zep avec les 4 symboles représentant les membres du groupe à la manière de l’album IV des anglais. J’ai même appris via Wikipédia que l’album est inscrit au patrimoine sonore américain de la Bibliothèque du Congrès depuis 2006 ! Pochette emblématique avec cette œuvre délicate de Gerhard Richter en total décalage avec l’énergie furieuse de ces guitares noisy. Un « tube » indie en ouverture avec l’imparable « Teenage Riot ». Tous les ingrédients du disque culte. À chaque fois que j’écoute « Providence », ces quelques notes de piano (très rare voire inédit pour le groupe) sur fond de bourdonnement noisy avec Mike Watt sur un répondeur qui demande à Thurston Moore : « did you find your shit? » à propos de matos qu’il avait égaré, c’est toute l’essence du groupe qui me saute aux oreilles. L’œuvre artistique né de l’accident. Le moment de grâce qu’on n’attend pas au détour d’une jam session. On mesure aussi tout le talent et le savoir-faire du groupe en matière de compositions. Avec des accordages de guitares complètement inhabituels (leur grande marque de fabrique et un vrai casse-tête pour tout guitariste paresseux en quête de tablatures « justes »), le son de l’album est toujours aussi étrangement mélodique et abrasif. Noisy n’a jamais été aussi adapté comme terme pour définir la musique d’un groupe. Là où Sister proposait de petite pépites assez directes, Daydream Nation, offre quelques morceaux au long cours, complexes et aventureux, ne dédaignant pas les segments instrumentaux (« ‘Cross The Breeze » et ses 2 premières minutes speed, « The Sprawl », « Teenage Riot », le déglingué « Total Trash », la « Trilogy » finale assez dingue) et autres crescendos que le groupe affectionnera dans ses disques de la fin des 90’s et du début des années 2000. Mais en 1988, le groupe est aussi au sommet de son pouvoir sonique. La proximité du groupe avec J Mascis (personnage central de « Teenage Riot » qui le voit en président des USA !), et l’impact du classique de Dinosaur Jr (You’re Living All Over me où Lee Ranaldo chante sur le titre d’ouverture) ainsi que l’essor de la scène de Seattle (Sonic Youth reprendra par exemple le « Touch Me I’m Sick » de Mudhoney) auront un impact notable sur leurs compositions. Ainsi, à côté de ses compos les plus denses et alambiquées, Daydream Nation propose aussi un Sonic Youth énervé, avec un Lee Ranaldo très présent au chant et au taquet (« Eric’s Trip », « Hey Joni », « Rain King »), et le duo Kim-Thurston pas en reste (l’excellent « Candle » qui renvoie à l’artwork, « Silver Rock » ou « Kissability »). Quant aux textes qui en feraient l’album le plus politique du groupe, je vous laisse juge surtout que l’album Bad Moon Rising proposait déjà une vision sombre de l’échec d’une Amérique rêvée des 60’s là où beaucoup y avaient vu une obsession malsaine du groupe pour la Californie de Charles Manson. Toujours est-il qu’en chantant, « It takes a teenage riot to get me out of bed right now », Thurston annonce plutôt le désenchantement oisif de la génération X que l’appel à la révolte des voisins de Public Enemy qui partagèrent, anecdote assez dingue, le même studio d’enregistrement peu de temps auparavant (Greene Street Recording) pour un des autres albums majeurs de 1988 (It Take A Nation Of Millions To Hold Us Back).
Daydream Nation, avec le recul, et en prélude au raz-de-marée de Nevermind, c’est aussi un basculement de l’histoire du rock américain avec une génération de musiciens et de groupes indépendants qui sortent du bois underground… et qui va déferler au début des 90’s sur les radios du monde entier via des majors qui ont fleuré les bons filons (R.E.M., Pixies, la scène de Seattle, RATM, RHCP et bien d’autres…)
Un disque majeur pour l’une des périodes dorées de l’histoire du rock mondial.

Sonicdragao

Sources : Wikipedia
« Chaos Imminent » par Alec Foege, une excellente biographie du groupe de ces débuts jusqu’à l’enregistrement de leur album, Experimental Jet Set, Trash and No Star.

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