Pearl Jam – Gigaton
Fin janvier, Pearl Jam prenait tout le monde de court avec un premier single très loin de ses registres de prédilection. « Dance of the Clairvoyants » ne pouvait que dérouter et diviser, ça n’a pas loupé. Difficile de rester de marbre face à une intro où Matt Cameron se mue en boite à rythmes et où la mélodie principale est émise par ce qui ressemble fort à un clavier Bontempi bon marché. « Trahison ! » criaient les uns, préférant rejeter en bloc ce morceau « indigne » du groupe, au son désespérément 80s. « Remise en question ! » s’enthousiasmaient les autres (dont je suis), ravalant leurs préjugés, acceptant d’être déboussolés et considérant cette prise de risque comme – si ce n’est une bénédiction – un des meilleurs moyens de sortir de l’ornière pour un groupe qui a la fâcheuse tendance à tourner en rond depuis trois albums. Le morceau étant incontestablement accrocheur (cette basse funky, ce chant tendu de Vedder sur les couplets…), le pari était réussi. Et les questionnements autour du contenu du disque, légitimes.
Que peut bien demander le peuple exigeant ? Du rock ? Il en aura, évidemment. Et parfois du très bon. Comme sur l’excellente « Who Ever Said » en ouverture. De l’énergie, une bonne accroche mélodique, un pont remarquablement bien senti qui calme le jeu avant de réaccélérer crescendo. On dit bravo. Autre grand moment de ce disque, « Quick Escape » au groove imparable (la basse belliqueuse et les riffs rugissants évoquant tour à tour du RATM ou du Led Zep !) et au galvanisant solo McCreadyen. À ce moment-là, vous vous dites « il s’enflammerait pas un peu, le gars ? Il est en train de nous dire qu’ils nous ont pondu un grand disque, chose qu’on n’osait plus imaginer ? ». Et c’est là que j’enfile ma casquette adorée de Jean-Michel Rabajoi et vient tempérer les ardeurs. Du rock, Gigaton en propose donc, sans nul doute. Mais parfois un poil convenu tout de même, comme sur « Superblood Wolfmoon », ce deuxième single censé rassurer la fanbase, qui n’aura fait que la conforter dans le fait que Pearl Jam reste un (grand) groupe de rock (à papa) qui adore enfiler ses bonnes vieilles charentaises. Ce n’est pas mauvais, simplement quelconque. Et on pourrait dire la même chose de « Never Destination », morceau enlevé mais dans un registre parfaitement éculé.
On trouve également des morceaux dont on ne sait trop quoi penser, comme « Take The Long Way » écrit par Cameron et au feeling très Soundgarden. Soundgarden joué par Pearl Jam, c’est bien mais on préfère quand les originaux s’y collent (oui, c’est un peu râpé…). Surtout que Vedder a toujours cette appétence à plomber les bonnes idées/dynamiques de ses copains avec des refrains mielleux. Ça ne date pas d’hier et c’est toujours agaçant (rassurez-vous, rien ne révulse autant les boyaux ici que « Sirens » sur l’album précédent).
Mais cessons de nous apitoyer sur les quelques travers de ce disque, saluons surtout une chose, primordiale et, en quelque sorte, amorcée par « Dance of the Clairvoyants » : Gigaton est audacieux. Incontestablement. Et ça fait un bien fou. Dans ce registre, la ballade stellaire « Alright » séduit d’emblée, avec une certaine touche Binaural bienvenue (ce disque si sous-estimé qu’il faut d’urgence réhabiliter). Le travail sur les arrangements est indéniable et, en ce sens, l’arrivée du producteur Josh Evans (venu du jazz et sans doute « frais » dans le travail de production, son CV demeurant assez restreint) en lieu et place de l’indéboulonnable Brendan O’Brien, a sans doute joué un rôle prépondérant dans cette évolution. Sans atteindre son niveau d’excellence et d’inventivité, cet album rappellera ainsi à certains égards No Code. C’est le cas de la midtempo « Buckle Up », composée par Stone Gossard, où le jeu subtil teinté de jazz de Cameron accompagne idéalement de délicats arpèges. Ou « Seven O’Clock » dont on n’arrive pas encore à savoir si on doit l’adorer ou la détester. L’intro atmosphérique très travaillée nous poussant à opter pour la première option, quand les synthés et le final épique nous incitent à la prudence… Mais en soi, ces quelques évocations – fussent-elles furtives – d’un des plus grands disques de Pearl Jam, constituent déjà une grande nouvelle.
L’excitation retombe un peu sur la fin lorsque nous passons de l’œuvre d’un enthousiaste quintette quinquagénaire à un album solo d’Eddie Vedder avec trois ballades menées par ce dernier. Parmi celles-ci, on préfèrera la sobriété de l’acoustique « Come Then Goes » à la plus ampoulée « Retrograde ». Sur « River Cross », sa voix toujours unique, sur fond d’orgue, fonctionne à plein.
Tout n’est pas blanc ou noir, fabuleux ou désespérant, ce serait trop simple. Gigaton a l’immense qualité de bousculer un peu les certitudes, de faire bouger les lignes. Pearl Jam est toujours un groupe de scène incroyable, d’une générosité sans pareil et il était un peu frustrant de les voir offrir le minimum syndical en studio. Gigaton est loin d’être parfait mais il est un disque à prendre pour ce qu’il est : le témoignage d’un groupe qui, après plus de trente ans de carrière, conserve une fraicheur réjouissante. En ces temps troubles, c’est une excellente nouvelle.
Jonathan Lopez
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