Interview – Thurston Moore

Publié par le 6 décembre 2020 dans Interviews, Toutes les interviews

« Leur inhibition se ressentait dans la plupart des interviews. (…) Moore pouvait être profondément maladroit, et c’était le champion des répliques absurdes ; en effet, il était incapable de donner une réponse directe à quelque question que ce soit. » Voici ce qu’écrivait Michael Azerrad dans l’indispensable Our Band Could Be Your Life à propos de Thurston Moore à ses débuts. 35 ans plus tard, le jeune homme a pris de l’assurance. S’il demeure le champion de la digression, on ne lui en veut pas car on apprécie toujours qu’une légende pioche dans sa boite à souvenirs. On avait prévu beaucoup de questions, la plupart ont été sacrifiées. Pour la bonne cause. Par les temps qui courent, une interview en face-à-face reste un luxe. Et une discussion à bâtons rompus avec un monstre sacré autour de notre passion commune, un véritable privilège.

“J’ai toujours pensé que les disques sont politiques par essence. À partir du moment où il est commercialisé, et donc partagé, il devient politique. Mais il pourrait être gratuit… J’adorerais avoir le privilège de sortir de la musique gratuitement.”

© Laurent Orseau

By The Fire comprend de très longs morceaux, assez expérimentaux. Je pense notamment à « Locomotives », « Sirens » et « Venus » qui à eux trois durent plus de 40 minutes. Tu as hésité à faire un disque uniquement dans cette veine ? C’était un peu le cas du précédent.
Je ne savais pas vraiment quel genre d’album je souhaitais faire, je ne réfléchis pas énormément à ce genre de choses. Je m’assieds et je compose des morceaux. Les deux premiers, « Hashish » et « Cantaloupe », sont assez concis et rock. Parfois, je me dis que je pourrais faire un album uniquement composé de ce genre de “tubes” et voir ce que ça donne. Mais je tiens à faire des albums sincères et, dans cette optique, ils ne doivent pas se réduire à un seul style, toutes ces idées très différentes doivent cohabiter. Donc, quand j’ai commencé à réfléchir à l’agencement de l’album, j’avais à disposition toutes ces chansons issues de différentes sessions d’enregistrement. Je voulais le séquencer l’album d’une certaine manière, en rapport notamment avec monde tel qu’il est là actuellement : plein d’incertitudes, d’anxiété, de craintes mais aussi d’espoir… Je voulais donc que l’album reflète l’époque que nous vivons, avec trois premières chansons assez joyeuses, du rock enjoué puis des morceaux plus introvertis, contemplatifs, et d’autres plus sombres et expérimentaux. Pour ensuite à la fin, donner un sentiment de libération pour illustrer un espoir naissant, c’est pour cela qu’il se termine sur ce morceau instrumental « Venus ». Ce disque aurait été différent si le monde n’était pas tel qu’il est aujourd’hui et il aurait sans doute davantage été conforme à ce que l’industrie du disque attend habituellement d’un album. Je ne crois pas que beaucoup de gens souhaitent sortir des disques en ce moment, c’est compliqué vu la situation. Mais je tenais vraiment à ce que l’album sorte maintenant, le plus tôt possible. Pas en décembre ou janvier/février 2021. C’est probablement ce qui se serait passé si j’avais voulu le peaufiner mais je savais que j’avais de quoi faire un album cool et je voulais qu’il reflète cette période. C’est aussi pour ça qu’il s’appelle By The Fire. Et je suis très content qu’il sorte le 25 septembre parce que j’ai noté qu’il y avait d’autres sorties ce jour-là, comme le nouvel album de Public Enemy, il y en a plusieurs assez forts.

Oui, il y a également celui d’Idles
(Il m’interrompt) Oui et Bob Mould également ! Un vieil ami à moi. J’ai trouvé ça fort que plusieurs disques importants sortent le même jour ! C’est cool. J’ai toujours souhaité faire les choses en communauté, ne pas être isolé, essayer d’établir une place forte indépendante. J’ai toujours aimé faire partie d’une force collective, une seule voix.

Et le sens est d’autant plus fort juste avant les élections.
Oui car les Etats-Unis sont divisés comme jamais, en termes d’idéologie. Et apporter cette énergie est important, c’est aussi une façon d’être progressiste dans notre impulsion créatrice. Et d’utiliser cela comme modèle d’expression. Je préfère sortir un disque positif et créatif plutôt qu’énervé et violent. C’est dans ce sens-là qu’il est politique, selon moi. J’ai toujours pensé que les disques sont politiques par essence. À partir du moment où il est commercialisé, et donc partagé il devient politique. Mais il pourrait être gratuit… J’adorerais avoir le privilège de sortir de la musique gratuitement. Radiohead l’avait fait, non ?

Oui, ils l’avaient fait avec In Rainbows qui était à prix libre. Ils l’ont sorti plus tard en format physique et je crois qu’il s’est très bien vendu.
Oui, c’est une bonne chose. C’était il y a longtemps, non ?

Oui, il y a au moins 15 ans (NdR : 13 en réalité).
C’est cool de faire ça. Bon, je pense que Radiohead a eu un tel succès qu’ils peuvent se le permettre. J’adorerais avoir la possibilité de faire ça. Mais je crois que je peux d’ailleurs !

Pour le prochain alors ?
On verra ! C’est possible. Je donne souvent de la musique. Plusieurs compilations sont vendues puis l’argent est reversé à des associations, pas aux artistes y ayant participé.

Au pire, tu réédites un Sonic Youth pour mettre un peu d’argent de côté et tu sors ton prochain solo gratuitement (rires).
Exactement. Comme je te le disais, sortir de la musique est politique. Même si tu sors des chansons d’amour mignonnes, ça reste un geste politique car tu parles de la nature des conditions humaines, du partage. C’est quelque chose qui m’a toujours intéressé dans le fait d’être dans un groupe. Avoir une voix, c’est politique. Ce disque, c’est vraiment… ce que je voulais faire ! (Rires) On ne m’a pas demandé de le faire, j’avais du temps seul chez moi puisque je n’ai pas pu partir en tournée, comme beaucoup de musiciens. Et ça m’a permis de construire ce disque différemment. S’il n’y avait pas eu tous ces changements, il aurait probablement été très différent. Et on n’a pas de boule de cristal, on se demande si ce changement sera continu et de quelle façon ça va évoluer. Mais j’ai pu profiter de la situation, en tirer le meilleur, composer un disque, écrire un gros livre sur la musique que je publierai l’an prochain. Je l’ai appelé Sonic Life, ce sont des essais personnels dans lesquels je raconte mon arrivée à New York et ma découverte de tout ce qui s’y passait, toute cette culture si riche, alors que je n’étais encore qu’adolescent. J’y parle notamment de la première fois où j’ai entendu Horses de Patti Smith, par exemple. Être là-bas au moment de sa sortie, à peine âgé de 18 ans c’est un grand souvenir. Et j’ai voulu écrire de façon détaillée l’impact qu’a eu sur moi, et globalement sur la musique, cette communauté à la marge. Expliquer pourquoi j’ai voulu me rapprocher de New York et de sa culture, m’y installer à 19 ans et m’impliquer dans la musique à ce moment-là alors que tant de choses émergeaient durant cette période très intense entre 1977 et 1981. 1981, c’est l’année où Sonic Youth a commencé à enregistrer. Je me suis vraiment intéressé à tout ce qui m’a conduit à ça. Ces moments décisifs. En 1978, l’émulation étant, avec des albums de The Pop Group, The Slits, The Raincoats, The Only Ones… Pour moi, ce n’étaient pas que des disques pop, c’étaient des albums fédérateurs charriant des idées propres à cette communauté punk rock. C’était très underground. NME et Sounds écrivaient peut-être dessus mais la plupart des gens ne s’intéressaient qu’aux Allman Brothers Band ou à Yes, aux gros groupes comme Led Zeppelin ou Pink Floyd. C’était vraiment de la musique underground, ce sont toujours des groupes importants aujourd’hui qui influencent la musique actuelle. J’ai donc écrit à propos de cette somme de moments importants qui ont eu un impact sur moi. J’ai essayé de le faire chronologiquement et d’analyser comment un groupe comme Sonic Youth a pu naitre de tout ça. Car sans eux, il n’y aurait pas eu de Sonic Youth. Il y aurait eu peut-être autre chose.

Et ce livre est terminé ? Tu penses le publier prochainement ?
Il est presque terminé, oui. Je le publierai probablement l’an prochain.

[Sur Daydream Nation], je faisais des choses très simples alors que ça parait compliqué. Lee et Kim aussi, c’est la somme de tout ça qui a abouti à une musique complexe. (…) Je n’ai pas besoin de jouer quelque chose de technique ou compliqué, comme du rock progressif. Quand j’écoute Emerson, Lake and Palmer aujourd’hui, je trouve ça affreux, hyper compliqué. C’est divertissant mais mon cerveau n’aime pas ça. Lorsque nous avons tourné avec lui, Neil Young me disait « je joue tout le temps la même chose !” (Rires)

Tu te sens nostalgique de cette période ?
Je ne dirais pas que c’est de la nostalgie. La nostalgie me fatigue. Je ne veux pas le voir comme ça. Éprouver de la nostalgie à propos de cette période impliquerait qu’elle était un peu romantique, ce qui n’était pas vraiment le cas. C’était une période difficile, j’étais très jeune et immature. J’étais très pauvre, pas très à l’aise avec les gens, je ne savais pas trop comment me comporter avec eux. Donc non, je ne me dis pas « c’étaient les meilleures années de ma vie, j’aimerais tant les revivre » mais je réalise que c’était une période très importante et le fait de me retrouver au coeur du cyclone, d’avoir vécu tant de choses, je me suis dit qu’il était de mon devoir de raconter tout cela. C’est un peu du journalisme rétroactif. (Rires)

Et maintenant tu ne vis plus à New York… Tu habites à Londres, c’est ça ?
Je suis à Londres depuis huit ans, oui.

Tu ressens encore une proximité avec les groupes new-yorkais d’aujourd’hui ? Avec cette scène ? Ou as-tu plutôt le rôle du grand frère, du mentor qui a pu les inspirer ?
Je crois que la plupart des gens retiennent principalement leurs premières inspirations, celles de leur jeunesse. Quand tu commences à trouver ta voie, te « radicaliser » dans la musique, l’art… Ça peut changer au fil des années mais ce qui t’a marqué à l’époque quand tu commençais à devenir adulte, autour des 20 ans restent les plus importants, ceux auxquels tu te rattaches et demeurent tes inspirations pour la vie. Et tu y reviens toujours. Même après avoir traversé les années 80, puis 90 et en rencontrant tant de groupes, notamment Nirvana en 1989, tourner avec eux et les voir devenir l’emblème de la décennie suivante ! Avec le recul, ces expériences étaient géniales et il est même assez excitant d’en reparler, mais j’aurais du mal aujourd’hui à dire que je suis très influencé et inspiré par la musique des années 80-90 autant que par celle qui m’a forgé dans les années 70. Ce nouvel album doit plus à mes premières années new-yorkaises, quand j’ai pu travailler avec Lydia Lunch et Glenn Branca (NdR : guitariste avant-gardiste, pilier de la no wave et grosse influence sur Sonic Youth, décédé en 2018), Rhys Chatham (NdR : guitariste, trompettiste expérimental)… Ma musique sera toujours plus marquée par ces expériences que par nos jams avec Nirvana en répète. (Rires) Même si on s’éclatait ! Je ne dis pas ça pour faire le malin mais Nirvana n’a jamais été une grande influence. Mais qu’un groupe comme eux parvienne à réinvestir le minimalisme du punk a été extrêmement inspirant à cette époque. Sonic Youth a probablement évolué un peu en jouant avec ce genre de groupes plus jeunes. On se situait alors un peu entre des groupes de Seattle comme Nirvana, Mudhoney, Tad et des groupes plus arty comme Pavement ou Sebadoh. Ces deux courants étaient vraiment intéressants mais on avait déjà vécu des expériences plus fondatrices avec Mars, D.N.A., Butthole Surfers, Einstürzende Neubauten, The Birthday Party… Voir des groupes comme Nirvana, Pavement ou Sebadoh arriver a cependant été revitalisant. J’ai d’ailleurs le sentiment que peu de nos contemporains ont autant côtoyé les groupes 90s. J’imagine moins Nick Cave ou Blixa Bargeld les fréquenter. Ce n’était pas trop leur monde. (Rires) Cela dit, je me souviens qu’à Londres dans les années 80, Lydia Lunch avait une cassette des Meat Puppets dans son appartement. Alors qu’ils étaient assez inconnus à l’époque ! Et je me souviens avoir dit « pourquoi tu as une cassette des Meat Puppets ? » et elle avait répondu « oooh ça, c’est à Nick ». Je m’étais dit « tiens, Nick connait ce groupe de Phoenix qui joue cet acid country punk complètement barré ?! » (Rires). Ça m’avait impressionné ! Il connaissait les Meat Puppets en 1984 !

En même temps, j’imagine que c’est le genre de gars avec qui tu pourrais parler de musique pendant des heures…
Oui, on pourrait. Peut-être un jour. On a déjà eu des discussions. Je ne crois pas lui avoir parlé de ça. Peut-être la prochaine fois ! Il en a probablement un souvenir très flou. (Rires) Moi, ça m’a marqué ! C’est ce truc dont je me souviens de lui, il écoutait les Meat Puppets en 84 ou 85 ! (Rires)

Tu expliquais avoir été très marqué par les années 70. « Cantaloupe » a un son très 70s justement, mais pas vraiment celui qu’on a l’habitude d’entendre chez toi. Ce riff un peu heavy…
Oui mais j’aurais vraiment pu faire un album entier avec ce type de morceaux. Ça aurait été très sympa, j’adore jouer ce type de musique et ça doit attirer pas mal de gens qui adorent ce rock traditionnel avec des gros riffs très rock’n roll. Je l’avais dans mes archives depuis un moment et James (NdR : Sedwards, le second guitariste du groupe) adore jouer ce genre de riff, tout droit sorti des partitions de Jimmy Page. Il l’a fait en une prise ! Il est tellement doué. Et je me suis dit qu’il fallait attaquer l’album avec ça. « Haschich » et « Cantaloupe » sont vraiment liées. Et je tenais à démarrer de façon joyeuse comme ça, avec du vieux rock’n roll classic avant de partir dans nos trucs plus sombres et contemplatifs. Nos musiques de fin du monde ! (Rires)

Oui, dans ce registre contemplatif, je suis assez fasciné par « Locomotives » qui sonne un peu krautrock. Tu ne te lançais pas dans ce genre de morceaux aussi longs et abstraits au début du groupe. On retrouve ici de longs échanges comme avec Lee (NdR : Ranaldo, le second guitariste de Sonic Youth). Votre complicité a grandi au fil du temps ?
Oui mais James et Lee sont des guitaristes très différents. James a un style plus traditionnel. Pourtant, tu peux trouver sur Youtube des jams de lui à 18 ans, interviewé par John Peel, et il jouait avec une perceuse

(Rires) Il était prêt à te rencontrer !
Mais c’était différent. C’était l’un ou l’autre. Soit un jeu très classique, soit l’anarchie totale. Avec Sonic Youth, Lee et moi avons essayé d’unifier l’insouciance, la liberté avec des bases plus traditionnelles, de rassembler ces deux aspects. Quand j’ai commencé à jouer avec James, j’ai réalisé que ses groupes préférés étaient Led Zeppelin et The Fall. Au même niveau. C’est très éloigné ! Et avec Sonic Youth entre les deux. J’ai aussi constaté qu’il est un guitariste techniquement très doué. C’était presque une expérience au début de lui dire « tu veux essayer de prendre le lead sur ce morceau ? ». Il fait ça sur un des morceaux de The Best Day et je m’étais dit « wow, c’est comme une arme secrète ! ». Mais il ne peut pas faire ça sur tous les morceaux sinon ça deviendrait prévisible. Donc, une fois de temps en temps, je lui dis de prendre le lead. Sur « Cantaloupe », c’était génial parce qu’il est fait pour jouer un morceau comme ça. Alors que pour… (Il cherche le morceau)

« Locomotives » ?
Oui. (Rires) Quand je compose les morceaux, ils n’ont pas de titres, et parfois ils changent, alors après je suis là « comment on l’a appelé celui-là, déjà ? ». C’était le premier morceau du disque initialement, le morceau central, celui autour dusquel l’album devait se construire. Je voulais qu’il symbolise cette nouvelle facette de ma composition, dans la continuité de Spirit Counsel (NdR : un projet de 2018-2019 avec l’artiste de musique électronique expérimentale Jon Leidecker) où je composais de très longs instrumentaux à la guitare comme « Alice Moki Jayne » et « 8 Spring Street ». Je voulais que le nouvel album contienne de longs morceaux comme ça à la guitare et qu’ils se confrontent, d’une certaine manière, à de vraies chansons. C’était donc le premier dans cet esprit. Il commence par ces sons très abstraits, industriels mais brumeux, produits lorsqu’on gratte la guitare. Je suis parti de là. Comment en faire un morceau ? Comment y intégrer du chant ? Des riffs auxquels le public pourra se raccrocher ?

Oui, parce qu’un morceau comme ça pourrait très bien être joué comme une boucle de 20 à 30 minutes.
Oui, j’aurais pu me dire « rien à foutre, faisons un morceau de 40 minutes basé sur ce début. »

« Voilà, c’est ça mon disque ! »
(Rires) Oui, j’y ai pensé au début. Mais je me suis dit ensuite « essayons de faire une chanson à partir de cette boucle ». Je me souviens encore quand j’ai montré ce morceau à James et Deb (NdR : Debbie Googe, bassiste du groupe et de My Bloody Valentine). Ça faisait quelques temps qu’on n’avait pas joué ensemble, ils sont venus à mon appartement et je leur ai dit « voici le premier morceau ». Ils se sont assis, j’ai commencé le riff d’intro et James a dit « oh, j’aime déjà beaucoup ». Il a tout de suite été excité. Je ne sais pas à quoi il s’attendait, peut-être des accords. Mais en faisant ça (il reproduit le bruit de la guitare), il était vraiment enthousiaste. Ce n’est pas ce à quoi il s’attendait et il trouvait ça fou. Et je lui ai ensuite présenté les différentes sections et dit « tu joues le lead à tel moment ». J’ai appris il y a très longtemps auprès de musiciens comme Glenn Branca ou Rhys Chatham que l’art de la composition est parfois très trompeur. Certaines compositions orchestrales de Glenn Branca paraissent extrêmement compliquées mais elles ne le sont pas vraiment. Il présentait à ses musiciens – et il n’y avait pas que des « vrais » musiciens dans son groupe, également des artistes, peintres… – il écrivait les choses simplement et disait « là tu fais ça, tu enchaines comme ça, suis simplement mon signal et passe au prochain mouvement quand je te le dis ». Quand tous les instruments jouent en même temps, ça sonne très complexe mais c’est très simple. Dix ans après la sortie de Daydream Nation, quand on a fait une tournée spéciale, il m’a fallu apprendre de nouveau à jouer les morceaux. Et je flippais ! En réécoutant l’album, je me disais « je ne parviendrai jamais à me rappeler comment jouer ça », car certaines parties se noyaient dans le chaos de la musique. On a ressorti le mix original pour extraire les pistes de chaque instrument et je me suis rendu compte que je faisais des choses très simples alors que ça parait compliqué. Lee et Kim (NdR : Gordon, la bassiste) aussi jouaient simplement, c’est la somme de tout ça qui a abouti à une musique complexe. De toute façon, on était jeunes, on n’aurait pas pu jouer de façon compliquée, la sophistication est venue plus tard. J’y pense régulièrement quand je compose, je n’ai pas besoin de jouer quelque chose de technique ou compliqué, de rock progressif. Quand j’écoute Emerson, Lake and Palmer aujourd’hui, je trouve ça affreux, hyper compliqué. C’est divertissant mais mon cerveau n’aime pas ça. Lorsque nous avons tourné avec lui, Neil Young me disait « je joue tout le temps la même chose » (Rires).

(Rires) C’est vrai, mais ça marche toujours !
C’est la même chose mais quelque chose de très bien ! Mais il est fait pour jouer ça, quand il joue de cette façon, ça prend une autre dimension. Il a trouvé une technique de guitare très spirituelle, il ne fait pas de sons à la Hendrix ou Jimmy Page, ça ne requiert pas une dextérité incroyable. Ses morceaux sont construits à partir d’accords blues très puissants et distordus, vraiment exaltants, galvanisants. Mais extrêmement simples ! « Je fais tout le temps la même chose ! » Et ça marche ! (Rires) On pourrait dire la même chose de moi aussi, j’ai un certain vocabulaire musical vers lequel je reviens régulièrement. Certaines personnes étaient énervés quand j’ai sorti « Cantaloupe », elles trouvaient que le riff ressemblait à celui de « Sunday » (NdR : sur l’excellent A Thousand Leaves, de Sonic Youth). Je n’y avais pas pensé, puis je me suis dit « ah oui, c’est vrai. C’est normal, je l’ai composé ! » (Rires)

Et c’est un de tes meilleurs riffs, je trouve.
Oui, donc je le referai ! (Rires)

“Pour nous (Sonic Youth), intégrer des techniques plus traditionnelles – le picking, les accords – et de la mélodie, plutôt que de continuer à utiliser des baguettes de batterie et des tournevis pour gratter nos cordes… C’était ça l’expérimentation !”

© Jacqueline Schlossman

J’ai lu d’ailleurs que tu considérais que pour beaucoup de groupes, le meilleur album était le premier. Pour Sonic Youth, il s’agirait donc de Confusion Is Sex
(Il m’interrompt) On n’avait pas d’histoire commune, pas de référence. Tu n’es qu’une seule fois un nouveau groupe. On sonne comme un nouveau groupe qui cherche, trouve, des choses se passent, on expérimente. C’est vraiment criant sur ce disque. Et ce n’est pas quelque chose que tu peux reproduire. Ça n’arrive qu’une fois. Ensuite, tu n’es plus un nouveau groupe. Tu peux essayer de retrouver cette insouciance mais ce ne sera pas pareil. C’est pour ça que les premiers disques sont parfois les meilleurs. Mais ce n’est pas pour ça que tu n’en feras plus de bons. Je crois que quelque chose s’est produit après les années 60. Les groupes 60s jouaient de façon très académique. Les Beatles ou les Rolling Stones ont d’abord été des groupes classiques de rock’n roll, comme Chuck Berry ou Little Richard avant de trouver leur propre personnalité en tant que compositeurs. Dans leur cas, ce sont plutôt leur quatrième album qui sont les premiers très bons. Avant cela, ils ressemblaient à des groupes de reprises ! (Rires) De bons groupes de reprises certes. Mais les premiers Rolling Stones ressemblent à du Chuck Berry. Pas avant « Flowers » et l’album Between The Buttons (NdR : sorti en 1967 et déjà leur… 6e album). C’est là qu’on a commencé à entendre des morceaux comme « Ruby Tuesday » et se dire « oh, ils sont très bons ! ». Je crois que ça a changé vers la fin des années 60, notamment quand Frank Zappa a sorti Freak Out!, son premier double album (NdR : sorti en 1966). Que des compositions originales et très expérimentales. Ça a tout changé. A-t-il fait un meilleur disque que Freak Out! ? Siouxsie And The Banshees ont-ils sorti un meilleur disque que The Scream ? Certains groupes, comme les Sex Pistols, ont sorti un des meilleurs albums de tous les temps et ont arrêté ! Car c’est impossible de refaire ça !

C’est marrant que tu évoques les débuts des Beatles. Leur trajectoire est l’inverse de celle de Sonic Youth. Ils ont commencé par composer des chansons pop très simples avant d’expérimenter de plus en plus. Vous, vous avez attaqué avec des disques très abrupts avant de devenir plus pop. Était-il plus compliqué pour vous au début de faire des morceaux accrocheurs ?
Oui. Quand on a fait Bad Moon Rising, en répétitions je proposais principalement des motifs en « picking » (NdR : jeu au doigt, technique utilisée surtout par les guitaristes acoustiques), inspirés par les Feelies et ce genre de groupes. Et Lee avait alors réagi en disant « tiens, on va faire des choses plus accessibles alors ». Et pour nous, intégrer des techniques plus traditionnelles – le picking, les accords – et de la mélodie, plutôt que de continuer à utiliser des baguettes de batterie et des tournevis pour gratter nos cordes… C’était ça l’expérimentation ! C’était radical pour nous. Se rapprocher d’un rock plus traditionnel alors que notre groupe était initialement un groupe expérimental. Jouer avec des tournevis, c’était facile ! On avait qu’à faire beaucoup de bruit. Intégrer des structures d’accords, du rock traditionnel, c’était l’aventure. Même le nom de l’album, Bad Moon Rising, faisait référence au classic rock. C’est un morceau de Creedence Clearwater Revival ! On annonçait la couleur : l’arrivée du traditionnel au sein de notre monde expérimental. On voulait marier les deux. Quand on a enregistré Ciccone Youth, jouer sur des morceaux discos de Madonna, chanter par-dessus, c’était aussi vraiment expérimental pour nous ! On n’essayait pas d’avoir un tube de boite de nuit comme « Into The Groove » ! (Rires) On n’a jamais cherché à faire des tubes, ça n’a jamais fait partie de nos objectifs de sortir un disque populaire. Et quand on est devenus plus connus, notamment après l’explosion de Nirvana, l’idée des labels, du management était de se jeter là-dedans, de faire un disque très rock et direct. On a effectivement composé des chansons comme « Kool Thing », « 100% » mais sans jamais se conformer à ce qu’affectionnait MTV, par exemple. Il y avait toujours un truc qui clochait, suffisamment pour que MTV se dise « non non non » ! (Rires)

(Rires) « Il va falloir qu’on coupe la fin ! » Il fallait toujours que vous salissiez tout !
« Sortez de cette pièce ! » (Rires) C’est comme ça qu’on fonctionnait. Et ça n’a jamais changé. Même quand le grunge est devenu l’un des genres musicaux les plus populaires, on a plutôt pris le chemin inverse avec Experimental, Jet Set, Trash and No Star (NdR : en 1994) qui était très minimaliste. C’était en réponse à ça. « Pouvez-vous sonner plus comme Stone Temple Pilots ou Bush ? C’est le moment ! » Et on répondait « à vrai dire, on n’aime pas trop ces groupes. On adore Royal Trux, en revanche ! ». Et on aimait beaucoup Sebadoh, Pavement. « On va plutôt prendre cette direction ! ». C’était vraiment ça l’idée, ce sont eux qu’on trouvait les plus intrigants et inspirants. Je ne me suis jamais vraiment intéressé à ces groupes comme Stone Temple Pilots, Bush ou Jane’s Addiction. Je n’ai pas de problèmes avec eux mais ça ne nous correspondait pas. On préférait les expérimentations, le post punk. Comme Royal Trux. Ils étaient vraiment importants pour nous. Surtout leur premier album. Pour moi, il est aussi important que Nevermind. Ils sont sortis à peu près en même temps.

Tu vois un groupe actuel comme un potentiel successeur qui continue d’expérimenter et pourrait suivre votre voie ?
Je ne sais pas… Eva (ma compagne) et moi, avons un label, Daydream Library Series, et on a sorti l’album d’un groupe d’afropunk londonien, Big Joanie. La première fois que je les ai vus, je les ai trouvés fantastiques. On a donc sorti leur album. Le monde est différent aujourd’hui car il y a tant de musique disponible immédiatement. Tu peux trouver tellement de groupes géniaux, simplement en explorant Bandcamp par exemple. Que tu t’intéresses à la musique improvisée, au black metal, tu peux trouver de tout. Et il y a vraiment d’excellents groupes. D’une certaine manière, on est arrivé à une situation qui pouvait paraitre utopique auparavant : faire la musique que tu veux, pouvoir être écouté par tout le monde. Certains y seront réceptifs, d’autres non. Y aura-t-il de nouveau des groupes qui feront émerger un nouveau genre ? Je ne sais pas. C’est possible. Personne n’a de boule de cristal pour prédire ce genre de choses. Quand le punk a débarqué dans les années 70, personne ne pensait que cette musique allait devenir aussi importante. Aujourd’hui encore, les gens s’y intéressent. Et même quand le disco est arrivé, on s’est dit que c’était de la musique pour se divertir et que c’était voué à disparaitre rapidement. Les punks scandaient d’ailleurs « mort au disco ! ». Mais le disco, c’est de la musique communautaire. Pour les afro-américains, les gays… C’est une musique vraiment faite pour rassembler, elle est construite autour du plaisir. Et dans certaines cultures, elle a toujours un impact aujourd’hui. Il ne faut pas oublier qu’elle a servi de base au hip hop, et le hip hop est la musique la plus expérimentale à avoir touché le grand public. Ça a toujours été le cas. Il y a eu très peu de musique expérimentale venant de la culture rock’n roll qui est parvenue à toucher le grand public. La dernière fois que ça s’est produit, ça devait être avec Pink Floyd dans les années 60. Peut-être Radiohead aussi.

Et vous !
Mais on n’a jamais été mainstream. Notre nom juste est connu du grand public. Je pense que le groupe rock le plus mainstream et expérimental de tous les temps était les Beatles. Ils ont toujours expérimenté, même lorsqu’ils sonnaient très pop. Ils avaient toujours un œil sur ce qui émergeait de l’underground. Les Rolling Stones ont essayé d’être expérimentaux avec Their Satanic Majesties Request (NdR : sorti en 1967) mais c’est comme s’ils s’étaient soudainement glissé dans la peau d’un groupe expérimental. Les Beatles, eux, étaient véritablement intéressés par la technique et expérimentaient en ce sens pour faire évoluer leur musique. Je pense que Radiohead le fait un peu également, d’une certaine manière. Mais je n’ai pas l’impression qu’on voit Radiohead dès qu’on allume la TV ou qu’on les entend quand on met la radio.

Oui, à part « Creep » ou « Karma Police », leur musique n’est pas vraiment médiatisée.
Oui voilà, ce sont les seuls morceaux qu’on peut éventuellement entendre. Ceux qui ne s’intéressent pas de près à leur musique ne connaissent que « Creep » ».

L’attaché de presse nous avertit qu’on va devoir s’arrêter, je fais signer quelques disques à Thurston. Lorsque je lui tends Goo, il me raconte que la veille, lors de dédicaces au disquaire Balades Sonores, une femme lui a demandé s’il avait l’album G.O.O. ? Je lui demande alors s’il peut signer mon D.I.R.T.Y. et poursuit innocemment la discussion.

Je me suis toujours demandé ce que la fille de deux musiciens de Sonic Youth pouvait bien écouter. Tu parles beaucoup de musique avec Coco ?
Oui, bien sûr ! Elle a grandi dans une maison où elle entendait beaucoup de musique… Je ne l’ai pas vue depuis quelques temps. Je devais la voir en mars, puis en juin mais je ne peux pas me rendre là-bas. Car si j’y vais, je ne suis pas sûr de pouvoir revenir. Et il faut que je revienne ! Là, j’ai un billet pour novembre (NdR : l’interview a été réalisée en octobre) mais je ne sais pas si je pourrai.

Oui, on ne peut pas prévoir grand-chose. Elle te fait découvrir des groupes ?
Elle aime Solange. Elle est très intéressée par le rnb expérimental.

Interview réalisée par Jonathan Lopez, à retrouver également dans new Noise #55 actuellement en kiosques.

Un grand merci à Léo Ferte

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