Interview – Mark Lanegan
On est forcément un peu impressionné quand on s’apprête à rencontrer le grand Mark Lanegan. Grand par sa stature, grand par son talent, immense par sa carrière et sa voix rauque inimitable. Alors quand, quelques heures avant un énième concert magique au Café de la danse, on se rend dans sa loge de 3m2, qu’on lui demande si on peut fermer la porte et qu’il nous répond « si tu veux mourir de suffocation, à toi de voir », on se dit qu’on va soit se faire bouffer tout cru par le grand méchant Mark soit se retrouver face à un bonhomme posé, capable de bienveillance et de traits d’esprit. Et c’est à la deuxième facette que nous avons eu droit. Interview.
« [L’electro et la new wave] C’est plus marrant à chanter, c’est le genre de musique que j’aime écouter. Je suis content d’avoir survécu pour pouvoir faire des disques que j’aime ! »
Gargoyle semble être une évolution logique de ce que tu avais entamé sur Blues Funeral puis poursuivi sur Phantom Radio. Tu sembles de plus en plus dans ton élément avec ces atmosphères electro/new wave … À quel moment t’es-tu dit que tu souhaitais évoluer de cette façon-là, et pourquoi ?
C’est le genre de musique que j’écoutais depuis les années 80. Quand j’ai commencé à composer des albums, j’ai réalisé le genre de disques que j’étais capable de faire. Maintenant je peux oser des compositions plus sophistiquées et je veux faire des albums qui correspondent à ce que j’ai envie d’écouter. J’apprécie mes premiers albums mais j’ai sorti beaucoup de disques calmes, encore une fois parce que c’est ce dont j’étais capable, je m’éclate à faire les disques que je fais aujourd’hui. C’est plus marrant à chanter, c’est le genre de musique que j’aime écouter. Je suis content d’avoir survécu pour pouvoir faire des disques que j’aime !
Ce changement de direction est-il également dû aux personnes avec qui tu travailles ? Comme Rob Marshall sur ce disque, qui a visiblement eu une influence prépondérante.
Oui, il a composé plus de la moitié du disque. Rob m’avait confié des compositions pour son disque [NdR : le projet Humanist], six mois auparavant. Je ne savais même pas qui c’était – c’est son management qui m’a transmis son travail – j’ai vraiment aimé, c’était tout à fait mon genre. Donc je m’y suis mis très vite et lui ai renvoyé trois chansons. Puis il m’a envoyé un mail en me disant que si j’avais besoin de morceaux pour mon propre groupe, il serait ravi d’y participer. J’étais en train de finir ce qui allait devenir Gargoyle. Il me restait quelques semaines de boulot et je n’étais pas tout à fait convaincu de ce que j’avais écrit. J’aimais certains morceaux, mais j’avais encore des doutes pour d’autres. Et j’allais perdre mon producteur [NdR : Alain Johannes] pendant un moment parce qu’il joue dans le groupe de PJ Harvey et il allait partir en tournée durant un an. Donc il aurait fallu que j’attende toute une année pour sortir le disque et je ne voulais pas. Alors j’ai envoyé un mail à Rob et lui ai demandé s’il voulait y contribuer et il m’a très rapidement envoyé d’excellentes compositions, aussi bonnes que ce que j’avais fait pour lui. C’était très simple pour moi, ça me correspondait tout à fait et j’ai écrit les paroles très vite. Ça a changé la face de mon disque.
Tu parlais de ton amour pour la musique des années 80. Tu reprends de plus en plus de morceaux de Joy Division. C’est un groupe qui a compté pour toi ? Ian Curtis a été une de tes sources d’inspiration ?
Ian Curtis a été une inspiration dès le moment où j’ai commencé à écrire des textes. Même si ma musique est très différente, il a été une influence sur tous mes disques. Ian Curtis, Leonard Cohen, Jeffrey Lee Pierce (NdR : The Gun Club), Nick Cave… Tous ces mecs ont écrit la musique qui me parlait. J’ai juste naturellement essayé de reproduire à mon tour ce genre de musique et de paroles.
Ça a été compliqué pour toi de t’approprier les morceaux de Joy Division [NdR : il reprend « Atmosphere », « Love Will Tear Us Apart », « Dead Souls »] ?
Je les joue comme elles ont été écrites. Quand je joue des reprises, je les joue parce que ce sont des chansons que j’adore, pas pour les réinventer mais parce que ce sont des chansons qui me plaisent. Musicalement, ce sont les mêmes, la seule différence, c’est que je les chante moi-même. C’est pour ça que je fais des reprises, pour prendre du plaisir. Evidemment les gens aiment les entendre. Il n’y a qu’une personne qui les joue, c’est Peter Hook. Et moi…
« On vient de finir un nouvel album avec Duke Garwood, il s’appelle With Animals et sortira en avril”
Cette évolution dans ta musique qui visiblement te ravit signifie que tu ne veux plus sortir de morceaux plus « classiques » folk/blues qui étaient davantage ta marque de fabrique auparavant ?
J’ai sorti l’album Black Pudding il y a quelques années avec mon ami anglais Duke Garwood qui joue aussi souvent dans mon groupe. On vient d’en finir un nouveau en Californie le mois dernier qui s’appelle With Animals et qui sortira en avril. On y entendra des synthés mais aussi des morceaux de guitare acoustique. Je n’exclus rien, je fais ce qui m’inspire quand je sors des disques. Donc je ne peux pas dire que je ne sortirai plus de disque comme ça, mais quand Mark Lanegan Band sort un disque, ce sera le même genre qu’actuellement parce que c’est ce qui me plait.
Tu vas donc te remettre à faire des collaborations ! Parce que tu t’es engagé dans beaucoup de projets différents entre les sorties de Bubblegum (2004) et Blues Funeral (2012). Et depuis tu paraissais te focaliser sur tes albums solos. Est-ce qu’un nouvel album des Gutter Twins avec Greg Dulli (NdR : guitariste-chanteur de The Afghan Whigs) est envisageable par exemple ?
J’ai fait des albums de Gutter Twins, de Twillight Singers – l’autre groupe de Greg -, j’ai fait trois disques avec Isobel Campbell (NdR : ex-Belle And Sebastian), deux avec le groupe electro britannique Soulsavers. J’ai effectivement participé à beaucoup de projets entre Bubblegum et Blues Funeral. Je n’avais pas prévu d’arrêter de sortir des albums solos durant cette période mais j’ai été très occupé par les enregistrements et tournées de ces projets, et j’ai pris du plaisir ! Mais depuis 2012, je me suis de nouveau remis à sortir des albums solos et c’est ce à quoi j’aspire en ce moment. À moins que quelque chose se présente. Il peut toutefois survenir d’autres collaborations, comme ce disque avec Duke.
Je pensais aux Gutter Twins parce que tu es toujours très proche de Greg, il a d’ailleurs joué sur ton dernier album et inversement.
Greg est mon meilleur ami. Donc on prévoit toujours de composer d’autres disques des Gutter Twins, ou au moins de tourner ensemble. On apprécie passer du temps ensemble, on se parle tous les jours. Mais la musique est secondaire dans notre amitié. Bien sûr on fait tous les deux de la musique et on aime jouer ensemble mais le plus important c’est de se voir. On refera sûrement des disques ensemble. En tout cas, on prévoit toujours de jouer ensemble sur nos albums respectifs.
Je reviens un petit peu sur le dernier album, le morceau « Emperor » me semble très différent du reste de l’album voire de tout ce que tu as fait jusque-là avec son côté très joyeux et entrainant…
C’est la première chanson que j’ai écrite pour Gargoyle. Je l’ai écrite à la maison, c’est une de mes premières tentatives avec le logiciel Garage Band, j’ai sorti le beat là-dessus et ce riff. Je l’aimais beaucoup. Je l’aime toujours d’ailleurs ! Oui, elle fait figure d’exception. Mais tu sais, faire toujours le même type de chansons serait chiant ! Certaines personnes doivent l’aimer, ma femme ne l’a pas aimée quand elle l’a entendue. Elle m’a dit « c’est pas toi ! » mais je lui ai répondu que je l’adorais… Je la joue tous les soirs et je la jouerai sans doute encore dans quelques années car je prends du plaisir à le faire.
« Ça ne m’intéresse pas de lire Visions de Mark Lanegan et j’espère ne jamais rencontrer son auteur parce que j’aurais juste envie de lui mettre mon poing dans la gueule ! »
Tu te considères aujourd’hui comme un bien meilleur compositeur qu’auparavant. Comment l’expliques-tu ? Grâce à toutes les collaborations que tu as faites ?
C’est l’entrainement, mec ! Ça fait 30 ans maintenant. Beaucoup de gens pensent qu’ils s’améliorent en vieillissant et ce n’est pas le cas (sourire)… Mais, moi, je me suis vraiment amélioré ! J’emmènerai ça dans ma tombe…
Tu as lu le livre qui t’était consacré, Visions de Mark Lanegan, écrit par un écrivain français (Mathias Moreau) ?
Je ne sais pas lire le français…
Il ne t’a pas contacté quand il a commencé son projet ?
Non, il n’a appelé que des gens qui étaient des associés très lointains. Ils m’ont appelé ensuite et vu le genre de questions qu’il leur avait posées, j’ai dit « fuck that ! ». Visiblement, il s’était focalisé sur les drogues, ce n’est quand même pas le seul aspect de ma vie à relater… C’est juste une partie de mon histoire et écrire sur les histoires de drogue de quelqu’un d’autre franchement… Si quelqu’un devait le faire, ce serait moi ! Je n’ai pas besoin d’un gars qui ne m’a jamais rencontré, jamais parlé, qui vient d’un autre pays, pour écrire sur mes problèmes de drogue. C’est que des conneries. Donc ça ne m’intéresse pas de le lire et j’espère ne jamais le rencontrer parce que j’aurais juste envie de lui mettre mon poing dans la gueule !
Je ne savais pas du tout que c’était focalisé sur la drogue, ce n’est pas ce que j’en avais lu. Je pensais que c’était un fan de ton travail, qui cherchait à mieux te connaitre.
S’il voulait mieux me connaitre, il n’avait qu’à me parler ! Il n’est jamais entré en contact avec moi ! Il a contacté notamment un mec qui comme je disais n’étais qu’un vague associé et il m’a expliqué qu’il ne lui avait parlé que de drogues. Je lui ai donc affirmé « Tony, on ne s’est même pas connu à la période qui l’intéresse, puisque je n’ai jamais pris de drogue depuis que je te connais. Donc comment tu peux lui répondre quoi que ce soit ? » Il m’a répondu « ouais c’était que des conneries, je ne vais pas répondre à ses questions ». Je lui ai dit que ça me faisait plaisir. Mais tu ne peux pas dire aux gens ce qui est bien ou mal, il y a plein de livres écrits sur mes problèmes de drogue…
C’est pas vraiment la partie la plus intéressante…
C’est la partie la MOINS intéressante. C’est juste des conneries.
C’est aussi parce que c’est associé aux 90s et beaucoup de gens ont une admiration pour cette période…
Laisse moi être honnête avec toi, j’ai pris de la drogue dans les années 70, 80 et même dans les années 2000… Mais plus aujourd’hui !
« Il n’y a rien qui m’intéresse moins actuellement que Screaming Trees, ça ne m’intéresse plus du tout »
Et quand tu repenses aux années 90, quel est le sentiment qui prédomine ? De la nostalgie ou tu es simplement content que ce soit derrière toi et d’avoir depuis démarré une nouvelle carrière ?
J’ai démarré AVANT les 90s. J’ai commencé à faire des disques en 1984. Le « grunge » est arrivé en 1992, j’étais donc déjà là depuis quelque temps et j’ai continué à faire des disques. Le disque que j’ai sorti en 1989 était calme et acoustique sur un label grunge (NdR : Sub Pop).
Ah oui, The Winding Sheet c’était déjà en 1989.
Oui je l’ai enregistré cette année-là. Bref je m’en fous complètement aujourd’hui. Les 90s c’est juste une période que j’ai traversée. Quand j’y pense, je pense à mes amis qui ne sont plus là, ils me manquent. Parfois, je peux repenser à des moments heureux vécus avec eux mais musicalement je trouve ça hyper chiant, il n’y a rien qui m’intéresse moins actuellement que Screaming Trees, ça ne m’intéresse plus du tout.
Tu vois encore certains anciens membres du groupe ? Comme Barrett Martin (NdR : ancien batteur) par exemple, qui a lui aussi beaucoup évolué et participé à de nombreux projets variés.
Il a joué sur un de mes disques, en 2015 je crois (NdR : l’album de reprises, Imitations, sorti en 2013). Oui, on échange. On n’est pas les amis les plus proches mais c’est comme la famille. Tu ne vois pas toujours beaucoup les gens de ta famille mais tu leur parles. J’ai vu Van Conner (NdR : ex-bassiste) il y a quelques années, il est venu à un de mes concerts à Seattle, c’était super de le voir. J’ai parlé à Gary Lee Conner (NdR : ex-guitariste) des heures au téléphone à la même période. On ne s’était pas parlé depuis 15 ans ! C’était une expérience positive. J’ai tendance à penser aux choses de façon positive, quand je repense à ces mecs, je pense à ce qui me rend heureux, me fait sourire. Je les adore, je ne leur souhaite que du bonheur. Mais faire de la musique avec eux, non. Je l’ai fait pendant 15 ans, c’est un an de plus que le temps passé avec ma femme. La plus longue relation de ma vie, je l’ai donc eue avec eux ! Je n’éprouverai que de l’amour pour eux jusqu’à ma mort !
Pour en revenir à la musique en général, tu as une voix assez unique, une des plus grandes voix de ta génération. Quelles voix te touchent particulièrement et sont capables de t’émouvoir en quelques secondes ?
PJ Harvey m’inspire toujours, je trouve que c’est une des plus grandes artistes de notre époque. Chan Marshall (NdR : Cat Power), j’adore son chant, ça touche direct mon âme, le chanteur français Bertrand Cantat a une voix d’un autre monde. Une des plus belles que j’ai jamais entendues. Il y a énormément de chanteurs que j’adore, en voici quelques-unes…
Ça pourrait être de bonnes idées de nouvelles collaborations !
J’ai déjà collaboré avec Bertrand Cantat sur un album hommage à Jeffrey Lee Pierce (NdR : « Desire By Blue River » sur l’album The Jeffrey Lee Pierce Sessions Project Axels & Sockets), on a chanté ensemble. C’était très excitant !
Tu veux ajouter quelque chose sur le futur, le concert de ce soir, tes prochains albums ?
Je ne sais pas ce qu’il arrivera demain mais si Dieu le veut, je pourrais jouer ce soir et on verra si ce sera de nouveau le cas demain. J’ai mes projets, Dieu a les siens. Je garde les miens pour moi.
Interview réalisée par JL, merci à Ingrid Viple de PIAS pour l’organisation de cet entretien.
LIRE LA CHRONIQUE DE MARK LANEGAN ET DUKE GARWOOD – BLACK PUDDING
LIRE LA CHRONIQUE DE BLUES FUNERAL
bonjour, ceci est un droit de réponse quant au sujet qui concerne mon livre “Visions de Mark Lanegan, essai biographique au regard de l’émancipation”.
Ce livre ne traite en aucune manière de l’unique sujet des drogues. C’est un essai philosophique et social basée sur la vie et la création de Mark Lanegan et à travers elle la force de la création musicale et artistique. La personne dont il est question (Tony Chmelik) n’a jamais lu le livre et n’a jamais répondu aux questions que je lui posais. Ces questions portaient de façon générale sur la vie de Mark. Jamais je n’ai voulu entrer dans la vie privée. Tout ce qui est dit dans ce livre est tiré de mon travail de recherche et tiré des articles trouvés au gré de ces recherches. Tout est public. Je le répète c’est un essai biographique et non une biographie comme on l’entend généralement. C’est très réducteur de considérer mon livre comme ne parlant que des drogues. Ce n’en est qu’une infime partie. J’ai passé trois ans de ma vie à écrire ce livre, je pense que j’aurais vite tourné en rond si je n’avais parlé que de substances lysergiques.
MM