Grive – Tales of Uncertainty

Publié par le 20 octobre 2024 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

On avait découvert Grive par le biais d’un EP (bluffant) sorti début 2021. Sans vraiment connaitre les parcours respectifs du duo à la base de ce projet, il faut l’avouer. Si je n’ai toujours pas écouté les disques d’Agnès Gayraud (notamment son projet La Féline, on va s’y mettre promis), Paul Régimbeau (aka Mondkopf) m’est plus familier via les excellents Oiseaux-Tempête notamment et plus récemment le formidable Unblock Project, une des prestations live les plus marquantes auxquelles j’ai assisté ces dernières années. C’est donc avec une certaine excitation que démarrait l’écoute de ce Tales of Uncertainty, premier album qui sort sur l’excellent label Talitres. Et autant le dire de suite : il s’agit d’un des meilleurs disques français de l’année. Osons.

Il y a comme une invitation au lâcher prise, une ode à l’évasion dans ces huit titres. Une envie de déconnecter, de s’affranchir du carcan de l’immédiat qui régit le quotidien (notre société ?), de l’obsession du résultat comme fin en soi. D’échapper, pour un temps au moins, à la vitesse, et à une urgence qui confine à la fuite en avant (mortifère). L’heure de mettre le pied sur le frein. De s’asseoir et de méditer. Pour retrouver un peu d’une force intérieure… et faire face à un monde incertain. Rien que ça. C’est le propre de la Musique et des Arts en général de convoquer ce genre de rencontre impromptue. À moins qu’il ne s’agisse de la mélancolie automnale qui resurgit insidieusement. Ce disque a le don de vous saisir. Et de louvoyer, de vous perdre dans diverses directions. Comme s’il suivait le souffle changeant du vent du large. Il convoque un certain minimalisme, et la lenteur, l’apaisement de ce qu’on appelle le slowcore, whatever that means. Il n’est pas rare que le tempo, la voix singulière d’Agnès Gayraud, et une musique hybride à la frontière entre électronique et guitares organiques convoque le souvenir (vivace) d’un autre (faux) duo, Low. Ce serait omettre la présence chez Grive de Léa Moreau (sur deux titres) et de Jean Michel-Pirès derrière la batterie… et un paquet de projets depuis quelques décennies (Mendelson, Bruit Noir, Oiseaux-Tempête…). Son sens de la dynamique permet aussi à Grive d’aborder les territoires plus encaissés du post-rock voire du shoegaze. Dès l’inaugural « Hotel Room », les frontières sont mouvantes, on sent un flux synthétique prêt à déborder, une marée montante qui submerge les motifs minimalistes de guitares ou de synthés en arrière plan, à mesure que la voix d’Agnès Gayraud se fait plus ample. « Wait and See » enfonce le clou dans la foulée d’un crescendo magistral. La menace gronde, sourde et implacable, les flots se font plus impétueux, les digues prêtes à céder sous les assauts de guitares de plus en plus menaçantes.

« Sometimes I watch my life like a visitor 
The future is still unborn and I rewrite the past 
The strong will, the weak effects 
The tiny causes of great changes 
(And the voice tells me) : wait and see! Wait and see! »

On se remémore alors le formidable « Coal Mine » sur l’EP de 2021. Grive a d’ailleurs ré-enregistré un autre titre de celui-ci avec l’excellent « Burger Shack », raccourci de quelques secondes mais qui gagne avec cette relecture une ampleur considérable (le mot est faible). Les arpèges tranquilles annoncent un semblant d’accalmie avec la voix sublime d’Agnès Gayraud en guise d’alizé pour rentrer au bercail. Presque sur une mer d’huile, le fracas de quelques guitares au loin. C’est sublime. Minimaliste et synthétique, le plus court titre du disque « How Many years », semble perpétuer cet apaisement, ce que ne disent pas ses paroles:

« Everyone has to be free 
From this hideous machine 
Awful device 
Terrible screen 
Stupid design…
… When it’s time! (Blink of an eye) 
How many years 
How many years 
Will it take us 
To destroy you »

La tempête n’est jamais loin et survient à nouveau sur le derniers tiers de « Darkest Woman on Earth ». Auparavant, c’est le silence (et un troublant timbre de voix évoquant Sinead O’Connor), quelques arpèges discrets et la voix omniprésente (très en avant dans le mix) qui régnaient en maitres sur le début de cette composition hantée. Par un mécanisme étrange de mémoire (auditive), le Moon Pix de Cat Power m’est aussi revenu à l’esprit. Le disque ne souffre d’aucun temps faible et ménage encore sur ces trois derniers titres de belles surprises. Le titre le plus long d’abord, « Go Up the River », à la vibe plus trip-hop, dont les nappes synthétiques offrent un nouvel écrin à la voix parfois haut perchée d’Agnès Gayraud. Le rythme est lent et la pulsation hypnotique invite à nouveau à la mise en pause. Les guitares lancent de discrets rais de lumière qui percent un ciel lourd. C’est beau. 

« Come down, come down 
We have to clear our minds 
Fresh water on the top of our skulls 
It’s not real, it’s not real 
It has not to be so 
Not at least in this world »

« Quicksand », qui démarre avec un spoken surprenant, rejoue la carte du minimalisme dans un roller-coaster post-rock furieux qui envoie valser nos modestes carcasses. On se prend un vilain grain et la barque tangue sévèrement une dernière fois. À écouter à fort volume les soirs de tempêtes hivernales. N’approchez pas trop quand même du bord de la falaise. Pour finir et comme une évidence, « The Loop » rembobine le fil (le motif en arrière plan semble d’ailleurs passer au travers d’un reverse delay) et nous plonge (nous sort ?) dans la rêverie. Parfaite conclusion que cette dernière pulsation hypnotique et minimaliste. 

« My head is spinning, everything turns in a loop »

Tout est dit. L’urgence et le besoin viscéral d’en réchapper. 

Tales of Uncertainty est un disque rare et singulier. Naviguant avec aisance entre électronique hypnotique et minimaliste et les dynamiques sonores du post-rock ou du slowcore, comme la parfaite symbiose des personnalités musicales du duo. Dans un format accueillant (vous avez dit dream pop ?), sans jamais tomber dans le piège de l’abstraction arty. On pourrait croire qu’un drame est inéluctable, à l’image de l’artwork et de la tonalité sombre du disque. Il n’en est rien. J’ai beaucoup écouté cette année un vieux titre de fado de Madredeus, intitulé « As brumas do futuro » (soit les brumes du futur, en traduction littérale mot par mot). Je sors de cet album de Grive avec le sentiment de cette étrange proximité. Le futur est par essence incertain, mais il y a un espoir et une force véritable dans cette mélancolie. Comme la promesse de jours meilleurs. 

Et qu’au petit matin, la tempête passée, le soleil perçant enfin, Grive se remette à chanter. 

Sonicdragao

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