Buñuel – Mansuetude
Deux ans après le « bien mais pas top » Killers Like Us, Buñuel, le groupe italien d’Eugene Robinson (Oxbow), sort aujourd’hui Mansuetude, un album plus ambitieux et plus complexe, qui n’a rien à voir avec Gérard Mansuet.
Alors que l’heure du bilan approche, on peut souligner que 2024 fut une année particulièrement riche en noise, avec le retour de groupes phares du genre (The Jesus Lizard, Big’N, Shellac (R.I.P.), Karate) et l’émergence d’une nouvelle garde plus ou moins jeune (Porcelain, Whores, So Pitted, Upright Forms, Ils, etc.). Au cœur de ce raz-de-marée nostalgico-bruitiste, il se pourrait bien que Buñuel tire son épingle du jeu en se montrant plus radical, plus expérimental, plus cérébral, plus sensible aussi, plus mélancolique, plus hanté que ses camarades de promo… On pourrait continuer longtemps à en faire des caisses, Mansuetude est un album aux dimensions gargantuesques, propice à l’emphase et à l’exagération, qui impressionne par sa force de frappe, son ampleur, et par son exigence à l’encontre de l’auditeur.
Entre Palais des Glaces et Dédale, celui-ci avance en retenant son souffle. La musique oscille entre free et noise, tout en s’autorisant des divagations metal, punk, et même grunge (on pense à Soundgarden parfois). Des revirements abrupts surviennent et brouillent l’idée que l’on essaye de se faire au fur et à mesure que l’on avance dans le disque. Surtout, le son vrille l’intérieur du crâne, tant il est puissant, charnel, et totalement envahissant. Par-dessus la guitare omniprésente de Xabier Iriondo et la batterie porteuse de Franz Valente, la voix de Robinson se démultiplie comme autant de fantômes des angoisses passées, présentes, et futures. Le lieu commun au cœur de la tempête est plus vrai que jamais. Il éructe ou hurle, ou se recroqueville dans un spoken word entre deux borborygmes carnassiers. Il s’épuise et nous avec, au milieu du maelstrom. Le dossier de presse parle du disque comme d’un exorcisme pré-apocalypse et on se dit que, pour une fois, la formule est bien trouvée.
Mansuetude n’est définitivement pas une œuvre facile d’accès. Il nous donne parfois l’impression de suffoquer sous cette masse sonore inquiétante, qui semble partir dans tous les sens. On s’accrochera tant bien que mal au faux refrain irrésistible de « Who Missed Me », et à la surprenante guitare du camusien « Killing on a Beach » (l’une des plus belles choses entendues cette année), mais on se retrouvera la plupart du temps à court de mots et à court de repères.
D’une certaine façon, cet album me fait penser à Finnegans Wake de James Joyce. Il est difficile d’en tracer les contours et si l’on pressent une trame cohérente et sinueuse quelque part, on a du mal à la définir et à la comprendre. Dans les deux cas, cependant, l’excitation et la tension face aux propositions de l’œuvre sont telles qu’il nous est impossible de la lâcher. On finit immanquablement par y revenir quand bien même on ne sait pourquoi.
Paradoxalement, alors que Mansuetude nous apparaît comme très ancré dans son époque, ou du moins en phase avec la monstruosité de celle-ci, il demande un effort d’attention et une persévérance devenue presque tabou aujourd’hui. Quand plus aucune tension ni résistance n’est supportée, Mansuetude n’offre finalement que cela, avec la lumière au bout de l’effort. Nul doute qu’il rebutera les habitués des playlists algorithmiques, s’il fallait encore vous convaincre de sa qualité, pour les autres il sera clairement l’un des disques de l’année.
Max