5 chansons, 5 disques par Lee Ranaldo
Nous avons eu l’immense plaisir d’interviewer Lee Ranaldo à l’occasion de la sortie de son nouvel album, Electric Trim. En plus de pouvoir laisser libre cours au fan qui sommeille en nous, ce à quoi l’artiste s’est plié avec beaucoup de sympathie, il s’est prêté au jeu de notre interview 5 chansons 5 disques. Par manque de temps, malheureusement, journée promo oblige, nous n’avons pas pu parler de disques de son choix. Néanmoins, il n’a pas été avare en anecdotes sur les morceaux que nous avions choisis.
D’après lui-même : « Oh, c’est vous qui choisissez les chansons ? C’est encore mieux, ça rend la chose super facile pour moi ! »
Lee Ranaldo – From Here To Infinity (1987)
Je n’ai pas vraiment pu choisir un morceau sur ce disque, on va donc commencer avec un album complet. Vous comprenez pourquoi ?
Oui (rires). Je m’en rappelle très bien. C’était une période où j’expérimentais beaucoup avec des boucles de cassette. On était chez Blast First, on devait faire Sister, à l’époque, on avait déjà sorti Bad Moon Rising et Evol et je disais au mec du label, en Angleterre, que j’expérimentais avec des enregistrements bizarres et que je ne savais pas quoi en faire. Il m’a répondu : « Pourquoi on n’en ferait pas un disque ? ». Je venais de New York, et en Angleterre c’était beaucoup plus facile de sortir un disque, du coup je lui ai répondu « Vraiment ? On peut faire ça ? » et lui « Oui, ramène tes cassettes et on va en faire un album solo. » Ça s’est monté ainsi.
Je voulais vraiment garder l’idée de boucles de cassettes, donc chaque piste finit sur un locked groove, de manière à ce qu’elle soit potentiellement de durée infinie (NDR : un locked groove est un enregistrement sur le sillon qui sert à bloquer le bras, en général à la fin d’une face, ce qui crée une boucle de moins de 2 secondes qui se répète tant qu’on ne relève pas le diamant). J’ai fait les enregistrements à New York et quelques-uns dans les deux semaines où j’étais en Angleterre, et d’une certaine manière, c’était juste un projet expérimental. D’abord pour présenter mes enregistrements sonores, et en faisant des boucles. Pour faire ces boucles sur un vinyle, tu es en studio et le type doit appuyer sur le bouton qui crée la boucle, et tu ne sais jamais comment ça va sonner avant d’avoir écouté le pressage final, car tu ne peux rien changer une fois qu’il a fait ça. C’est vraiment tout ou rien. Du coup, c’était un projet vraiment sympa.
Un des morceaux, « Lathe Speaks », a été fait pendant qu’ils gravaient la matrice du vinyle, je bougeais la bande entre les têtes de lecture, ce qui fait qu’il n’y a pas vraiment de bande qui tourne, je faisais juste des sons bizarres avec le lecteur directement pendant qu’ils gravaient, ce qui était très intéressant à faire. Et nous étions obligés de faire toutes les pistes séparément, puisqu’on devait s’arrêter à chaque locked groove avant de passer à la bobine suivante, en se demandant à quelle vitesse on allait la passer. Sur le disque, c’est marqué « 45 tours », mais on peut le jouer à n’importe quelle vitesse puisqu’il n’y a pas de chant ou ce genre de choses.
Le disque est vraiment esthétiquement très particulier. C’était une intention ?
Il est transparent, non ? La version anglaise est transparente, la version US est grise. Avec les locked grooves, il a une apparence bizarre, et il y a une gravure de Savage Pencil. Même ça, c’était bizarre, car on ne savait pas de combien d’espace il aurait besoin, alors on a juste laissé quelques centimètres entre ces deux pistes. Il a fait sa gravure après le pressage du vinyle, il a fallu faire attention que des morceaux ne se coincent pas dans les sillons et foutent tout en l’air. (rires) Et puis, comme il est transparent, il a vraiment une apparence unique. Chaque piste est séparée visuellement, contrairement aux autres vinyles où la gravure est continue, séparée par une simple petite bande. J’ai fait un autre disque sur le même principe, il y a 6 ou 8 ans, pour un musée d’art, mais il n’y a eu que quelques centaines de copie, alors que celui-ci était en pressage illimité, j’imagine.
J’ai eu du mal à le trouver, pourtant. On le trouve facilement, aux États-Unis ?
Je ne sais pas, je n’ai pas vérifié depuis le temps. Mais le vrai pressage, c’est bien le pressage anglais transparent, SST l’avait ressorti en gris mais ce n’était pas aussi spécial visuellement. Vu la procédure de création avec les bandes, et puisqu’il n’y a plus de masters, ce serait impossible de faire un nouveau pressage. On devrait presque repartir de zéro.
Je me demandais en l’écoutant s’il existe une version cd.
Et oui ! Ça n’a pas d’intérêt de retranscrire des locked grooves sur cd, mais on en a fait quelque chose de différent, et le côté cool du cd, c’est qu’on a pu rendre les boucles exactement comme on les voulait, les répéter un moment et fondre chaque piste l’une dans l’autre. Ça donne une composition différente à partir des mêmes pistes originales. Il n’est pas aussi original que le vinyle, mais il a été construit comme un enchainement. C’était intéressant de le faire comme ça.
Dinosaur Jr. – Little Fury Things (You’re Living All Over Me, 1987)
Après un disque de guitare où vous avez tout fait, voilà un morceau que vous n’avez pas composé et sur lequel vous chantez simplement.
On aimait beaucoup Dinosaur quand ils ont débarqué et sorti leur premier disque, on a beaucoup tourné avec eux à cette époque, et ils faisaient leur deuxième album à New York dans le studio de Wharton Tiers où Sonic Youth avait beaucoup enregistré. On a fait Confusion Is Sex et le Whitey Album là-bas, et d’autres choses entre les deux. Ils m’ont demandé, un peu de nulle part, si je voulais chanter sur cette chanson. J’aimais déjà leur musique, et on avait fait plein de concerts ensemble, mais je ne m’attendais pas à ce qu’ils me demandent ça ! Je suis allé au studio, on a trainé ensemble tout l’après-midi, c’était super sympa et c’est devenu un de leurs classiques. J’ai eu la chance de la chanter sur scène plusieurs fois avec eux au fil du temps.
Je me suis laissé faire, je leur ai demandé ce qu’ils voulaient, ils m’ont dit « on veut que tu chantes le refrain avec J. », et je me souviens que Lou [Barlow, bassiste de Dinosaur Jr.] m’a fait quelques suggestions, j’ai fait quelques essais, jusqu’à ce que ça marche. Je ne sais pas pourquoi ils me l’ont demandé. (Il regarde la pochette de l’EP) Je ne suis même pas crédité ! C’est quoi ce bordel ? (rires) Aucune mention des invités, c’est incroyable ! C’est ce qu’ils font, quand ils sortent des 10 pouces. En tout cas, c’était une vraie chance pour moi de faire ce genre de choses.
C’était la première fois qu’on vous demandait de chanter en guest ? Ça vous a étonné qu’on ne vous demande pas de jouer de guitare ?
Oui, je crois. C’était la première fois qu’un autre groupe que le mien me faisait chanter. Non, ça ne m’a pas étonné, ils voulaient juste quelqu’un pour remplir le refrain et lui donner une couleur différente, je ne me suis même pas demandé pourquoi ils ne me proposaient pas de jouer de la guitare, je n’y ai pas pensé du tout. C’était plus rare qu’on me demande de chanter que de jouer de la guitare, donc d’une certaine manière, ça m’a beaucoup plus branché.
Vous aviez déjà entendu le morceau avant ou vous l’avez découvert en studio ?
En studio. Je ne l’avais jamais entendu avant, j’y suis allé et ils me l’ont joué. C’était tellement des glandeurs qu’ils n’auraient jamais pu tout prévoir et m’envoyer une cassette de l’enregistrement avant, ce n’était pas comme ça qu’ils bossaient.
Vous l’écoutez, parfois ?
De temps en temps, quand elle passe à la radio. Je crois que quand on a tourné ensemble pour la sortie de Sister, ça devait être avant qu’ils fassent cette chanson, j’ai chanté « Cortez The Killer » de Neil Young avec eux dans un sous-sol à Buffalo, New York. Peut-être que c’est ça qui leur a donné l’idée de me faire chanter sur une de leurs chansons. Je ne sais pas si l’album est sorti avant ou après cette tournée… Il est sorti fin 1987 ? Alors, c’était après. Peut-être que cette soirée à Buffalo, à chanter ensemble, les a inspirés. Je ne sais pas. Et même là, c’est venu comme ça, ils m’ont juste demandé « tu voudrais monter sur scène et chanter « Cortez » avec nous ? » On était tous fans de Neil Young. Quand ils ont fait leurs concerts pour leur 30 ans de carrière à New York, 7 ou 8 soirs, j’ai été invité à chanter cette chanson et « Cortez » quelques soirs.
Sonic Youth – Eric’s Trip (Daydream Nation, 1988)
Désolé, je ne suis pas original. On va parler de Daydream Nation et d’ « Eric’s Trip »…
Je suis content que vous ayez ramené les disques, c’est super cool. Il n’y a pas du tout d’information sur le label, là-dessus, mais je crois que c’est nous qui avons fait ce pressage. C’est drôle qu’on ait oublié de faire ça ! Je chante 3 chansons sur ce disque, c’est donc celui sur lequel je chante le plus de tous les disques de Sonic Youth. Bon, c’est un double, aussi.
« Eric’s Trip », ça me va ! Le morceau est né quand je suis allé voir Chelsea Girls, d’Andy Warhol, à une période où j’étais très intéressé par ses films. Warhol est surtout connu pour ses tableaux, mais ses films sont incroyables, et ce sont des pierres angulaires du cinéma indépendant. Chelsea Girls a plusieurs bobines qui sont projetées simultanément sur deux projecteurs, c’est long, il dure 3 ou 4 heures, avec toujours deux écrans différents en même temps, mais l’ordre des bobines n’a pas vraiment d’importance. On en prend deux, puis deux autres, ce qui fait que chaque fois qu’on le voit, le film est un peu différent, on ne voit pas les mêmes séquences ensemble ni les mêmes enchainements. Dans une séquence, il y a une image de ce type, Eric Emerson, une sorte de hippie, il avait un groupe dont on a repris une chanson pour la série Vinyl l’année dernière… Je ne retrouve plus le nom. En tout cas, il était dans l’entourage de Warhol, c’était un peu le hippie de la Factory, je ne sais pas s’il bossait pour Warhol ou s’il squattait juste là-bas, mais il était dans plusieurs de ses films. Il y a une super scène dans celui-ci où je pense qu’il est sous LSD et il parle, il dit en gros tout ce que je dis dans la chanson. J’étais au cinéma et je notais tout sur un bout de papier. Le premier vers, “I can’t see anything at all, all I see is me” vient directement du film. Le reste, je l’ai retravaillé, mais le premier vers est soit à peine modifié, soit exactement ce qu’il dit, je ne m’en souviens plus. Quand je l’ai noté, je ne pensais pas spécialement en faire une chanson, mais ce qu’il disait était tellement stone et profond, philosophique, que ça m’a plu. Plus tard, quand je bossais sur la chanson, j’ai ressorti les papiers, et je me suis dit que je pourrais en faire les paroles, ce qui m’a permis de comprendre le sens de la chanson et donc de construire le reste des paroles à partir de là. Donc, ça vient vraiment d’avoir vu Eric Emerson tripper dans le film Chelsea Girls de Warhol.
C’est marrant, parce que sur la première édition du premier album du Velvet Underground, il y a une photo d’eux en train de jouer au verso et il y a la projection de son visage sur le groupe, peut-être tirée du film, d’ailleurs. Quand il l’a vue, il a voulu être payé ! Il leur a demandé des royalties sous prétexte qu’ils utilisaient son image pour vendre des disques. Ils ne voulaient pas le payer, donc ils ont retouché la photo pour retirer Eric Emerson.
C’est drôle que vous parliez du Velvet, car je trouve que la version démo d’« Eric’s Trip » a un côté très Velvet Underground.
Oui, c’est une version acoustique, non ? C’est ce qui se passe quand on apporte une chanson au groupe, elle peut complètement changer. Ceci dit, je crois que celle-ci a toujours été écrite comme une chanson électrique et que la version plus calme est venue après, ce n’est pas vraiment une démo. Je doute que j’avais toutes ces paroles quand j’ai amené la démo au groupe, elle était peut-être même juste instrumentale. J’ai toujours eu un faible pour le Velvet Underground, c’est un groupe très important pour moi jusqu’à aujourd’hui, dans chacun de mes disques, je peux identifier des parties « Velvet Underground », donc ce ne serait pas surprenant qu’on trouve ça dans cette chanson.
Vous n’avez pas eu besoin de prendre d’acide pour trouver le reste des paroles ?
Pas à ce moment-là, mais j’en avais déjà pris, j’essayais d’évoquer cette sensation de flotter librement dans l’Univers où on reçoit ces pensées étranges, je ne sais pas comment le décrire. (Il regarde son portable) Magic Tramps, c’était ça, le nom du groupe d’Emerson !
Vous avez montré le film aux autres membres du groupe après la chanson ?
Non, ils l’avaient sûrement déjà vu à ce moment. Je ne sais pas pour Steve [Shelley, le batteur], mais c’est sûr que Thurston [Moore, guitariste/chanteur] et Kim [Gordon, bassiste] ont vu Chelsea Girls. On était à fond dans ces films à l’époque, dans Warhol et le Velvet Underground, j’imagine qu’ils l’avaient vu tous les deux quand on a fait ce disque.
Je digresse un peu, mais sur le même disque il y a « Hey Joni » dont les paroles citent des dates, je voulais savoir s’il y avait une référence particulière.
Hum (rires) Tout le truc de « Hey Joni », c’était une sorte de parodie de « Hey Joe », avec laquelle on s’amusait, et Thurston avait imaginé une version féminine, peut-être même que c’est lui qui l’a nommée « Hey Joni » car il savait que j’aimais Joni Mitchell. Je trouvais l’idée super, et quand je suis rentré chez moi j’ai écrit cette chanson à partir de ça. Les dates, à la fin, ça parle de différents endroits dans le temps, comme si tu regardais ta vie et que tu pouvais en voir une frise chronologique, là c’est 1963, 1957…un peu comme si tu pouvais te balader librement dans le temps, ne pas être attaché à l’instant dans lequel tu es, comme cette idée psychédélique de pouvoir se voir soi-même à différents moments dans le temps. Quelque chose de ce genre. Je ne me souviens plus des dates exactes, elles avaient peut-être un sens particulier quand je les ai choisies, je ne sais même plus si j’étais en vie à toutes les dates que j’ai citées, il faudrait que je regarde les paroles. Je ne sais pas si elles avaient un sens ou pas.
Vous avez oublié les paroles ? (rires)
Juste les dates. Et sur Washing Machine, il y a “Skip Tracer” où je finis en disant “Hello 2015”, il y a encore une référence aux dates. J’aime cette idée.
Sonic Youth – Mote (Goo, 1990)
C’est notre chanson préférée à tous les deux, et elle est chère à beaucoup de fans de Sonic Youth.
C’est une de mes préférées aussi, et c’est une des chansons qu’on a joué tout le long de notre carrière, comme « Teenage Riot », alors qu’on en a abandonné d’autres. (Il regarde son téléphone) « 1963, 1964, 1957, 1962 » J’étais vivant à toutes ces dates et je suis surpris qu’elles soient toutes à une période rapprochée, je me souvenais les avoir espacées plus. Je ne sais plus ce que ça voulait dire, en fait !
Du coup, personne ne le saura jamais !
(rires) C’était quand même l’idée de glisser dans le temps, de ne plus savoir si on est telle ou telle année…
Bon, « Mote ». Je sais que beaucoup de gens adorent cette chanson, elle est très pop et accrocheuse. J Mascis chante dessus, il chante des harmonies en échange de mon chant sur « Little Fury Things ». Il chante sur le pont, « I’m down in the in the daytime out of sight », il fait les harmonies. Il chante aussi sur une autre de mes chansons qui n’a pas été gardée sur le disque mais qui est sur l’édition deluxe. « Mote » a été inspirée par une période où je lisais les poèmes de Sylvia Plath, en particulier un qui s’appelle The Eye-Mote et qui parle d’avoir un grain dans l’œil, ces grains de poussière qui flottent dans l’air quand le soleil brille à travers une vitre, d’avoir une particule qui se coince dans l’œil et transforme la vision pour un moment. C’est aussi simple que ça, je n’ai pas copié ce qu’elle faisait mais je lisais beaucoup ses poèmes et j’étais très intrigué par celui-là, et je l’ai utilisé comme titre. Je ne suis même pas sûr du lien avec les paroles, ça doit parler de quelque chose qui altère la vision normale, le fait d’avoir une vision intensifiée, sans drogue, juste par l’inspiration ou le fait de se remettre en question.
C’est pour ça que vous annonciez cette chanson comme « The Eye Mote » sur scène ?
Oui, je l’ai appelée comme ça très souvent. Ma première adresse email, c’était eye-mote@aol.com ! (rires)
C’était difficile de convaincre Geffen de sortir une chanson assez pop avec une intro et une outro très noisy ?
On avait déjà établi en signant chez eux qu’on aurait le contrôle créatif total de ce qu’on faisait. Et c’est la première fois qu’on faisait des démos avant d’enregistrer un disque. Le nom de ce morceau, alors, c’était « Bookstore », qui est aussi le nom du deuxième livre que j’ai écrit. C’était l’idée que le « magasin de livre » ait toutes les connaissances, les poèmes, la science, l’art. Les paroles étaient assez similaires, mais on aimait jouer avec les structures, et cette chanson était une chanson pop si concise, que ça devait mettre Sonic Youth un peu mal à l’aise, on a donc décidé de rajouter une autre partie à la fin. On l’a donc fait muter en ce long jam, qui sur scène devenait encore plus long et une partie très drôle à jouer. C’était intéressant de mélanger cette chanson pop avec ce jam noise. C’était cool. Et Geffen ne s’en sont jamais plaints, je crois qu’ils étaient très satisfaits du disque.
Vous avez eu beaucoup d’échanges avec eux ?
C’était notre premier album chez eux et ils voulaient qu’on ait un producteur. On n’en avait jamais vraiment eu, et ils ont choisi un type avec qui on n’a pas accroché du tout. Donc on a eu quelques soucis. Même la pochette, c’est très drôle car c’est devenu un classique, mais on en avait une autre à l’origine. C’était également un dessin de Raymond Pettibon, et je ne peux plus le trouver nulle-part, même sur internet. À une période, il dessinait sans cesse l’actrice Joan Crawford, qui avait d’énormes lèvres, et il dessinait d’hideuses caricatures de son visage, avec ses cheveux et d’énormes lèvres rouges, et dessous il écrivait « Blowjob? ». On voulait appeler notre album comme ça, car c’était le premier qu’on sortait sur une major et on pouvait se demander si on avait dû sucer pour en arriver là. On trouvait que c’était le titre le plus drôle possible. Et même si Geffen nous laissait le choix, ils nous ont dit « s’il vous plait, ne faites pas ça ! » (rires) Ils étaient en panique. Alors on a accepté de changer et on a trouvé cette image qui est devenue un classique. Elle a été parodiée tellement de fois. Il y a un tumblr qui s’appelle http://goomashups.tumblr.com/ et qui en répertorie plus de 200 ! C’est limite une pochette légendaire, j’ai des tonnes de photos de gens qui se la sont tatouées, dont certains ne l’ont peut-être même pas écouté, je n’en sais rien, c’est difficile de le savoir. Le t-shirt ne se démode pas non plus.
Lee Ranaldo – Last Looks (Electric Trim, 2017)
C’est marrant, là encore c’est presque une chanson en deux parties, comme « Mote ». Il y a cette première partie, le duo avec Sharon Van Etten, qui n’était pas vraiment prévu comme ça. C’est Raül Fernandez, le producteur, qui nous l’a suggéré quand il a su que Sharon venait me voir. Ce que j’aime avec ce nouveau disque, c’est que chaque chanson a son propre caractère. Quand on fait un disque avec un groupe, comme avec Sonic Youth, chaque chanson est unie par le fait que les mêmes personnes ont joué dessus. Sur ce disque, comme on n’y a pas vraiment travaillé comme un groupe, chaque chanson a son propre cadre, donc on a pu confectionner cette chanson-là avec cette idée de duo. Puis, cette partie finit et une autre complètement différente arrive, comme deux parties d’une même chanson, je pourrais expliquer comment les paroles sont liées les unes aux autres, mais c’est très intéressant car le début est une chanson douce assez classique, traditionnelle, et la suite part en spoken word, en rock’n roll, et il y a une fin folle, et tout cela vient d’expérimentations en studio avec Raül. J’avais ces parties de guitare et je n’étais pas sûr de quoi en faire. En général, une des premières choses qu’on faisait, c’était d’essayer de déterminer la structure de chaque chanson. J’enregistrais mes parties de guitare, puis on les déplaçait d’un point à un autre. Au départ, je pensais que ces parties de guitare seraient plus entrecoupées, que certaines se retrouveraient au début, puis reviendraient à la fin, et en fait on les a presque complètement séparées. Même la fin doit avoir trois sections différentes. On cherchait vraiment la structure idéale. On a commencé par la section avec Sharon, c’était super de travailler avec elle, elle a une voix fantastique.
Les paroles viennent de cette série tv sur laquelle j’ai travaillé, Vinyl, montée par Scorsese et Mick Jagger. Ce n’était pas vraiment génial, ça n’a pas duré plus d’une saison car l’écriture n’était pas formidable, mais la musique était cool et j’en ai produit une bonne partie avec mon ami Don Fleming. On était beaucoup sur le plateau, quand ils tournaient des films avec de la musique qu’on avait enregistré ; on a fait du Alice Cooper, du Velvet Underground, du Lou Reed en solo… Sur le plateau, ils faisaient toujours ce truc quand ils étaient prêts à lancer les caméras, ils disaient « last looks » (NDR : derniers regards), ce qui veut dire que les acteurs restaient là, prêts à tourner la scène, et les gens du maquillage venaient pour rajouter des choses au dernier moment, les gens de l’habillage devaient s’assurer que les couleurs étaient parfaites, ce genre de choses. Puis, tout le monde quittait le plateau et ils lançaient les caméras et faisaient la scène. Une heure plus tard, ça recommençait, « last looks » et tout le monde revenait avant la deuxième prise. Ça prend une éternité à tourner ce genre de trucs ! Mais j’aimais beaucoup cette phrase, « last looks », ils l’utilisaient pour dire « c’est la dernière possibilité de changer quoi que ce soit avant qu’on tourne ».
Pendant la période où je faisais ces chansons, deux personnes qui m’étaient proches d’une manière ou d’une autre sont mortes. L’une était un type pas très âgé, qui est mort par overdose, et l’autre était un vieux parent qui est mort de vieillesse. Quelque part, en écrivant ces chansons, j’ai décidé que je parlerais de ces personnes et quand j’ai repensé à la phrase « last looks », ça s’est appliqué à moi comme « dis ces dernières paroles à des personnes qui disparaissent de la planète ». Je ne sais pas si les paroles retranscrivent littéralement ça, mais ça m’a donné un cadre dans lequel travailler pour cette chanson, surtout la première partie, qui est plus triste, ou même la fin où je dis « it’s time to leave, it’s time to go » (NDR : « il est temps de partir »). J’ai utilisé cette phrase comme un thème pour m’aider à structurer les paroles de la chanson.
J’ai l’impression que vous êtes de plus en plus confiant en vos capacités vocales et que vous essayez des choses différentes.
Exactement, et je disais plus tôt dans une autre interview que maintenant que j’ai pris en confiance, l’aspect vocal est le plus important pour moi, le chant est ce qui m’intéresse le plus. J’ai toujours aimé chanter et je n’ai pas pu chanter beaucoup sur les albums de Sonic Youth. Et même sur mes deux albums précédents (NDLR : Last Night On Earth et Between Tides And Times), mon chant n’était pas mûr. Après ces deux-là, j’ai passé une semaine en Espagne pour enregistrer un album qui s’appelle Acoustic Dust, qui reprenait des chansons de ces deux albums en version complètement acoustique avec les mecs de The Dust, contrebasse et tout ça. Raül a mixé, enregistré et produit cet album. Quelqu’un en Espagne nous a mis en contact, on ne se connaissait pas avant. On a terminé avec le chant, et quand j’ai fini, il m’a dit « wow, j’adore comment tu chantes, j’aimerais bien faire un autre album avec toi, avec de nouvelles chansons, pas que des reprises. » C’est un peu ce qui a lancé l’idée qu’on travaille sur un album ensemble. Donc, quand on s’est mis sur ce disque, on savait déjà qu’il y aurait beaucoup de chant et qu’on y travaillerait dur. Aussi, j’ai écrit les paroles avec Jonathan Lethem, un auteur américain plutôt connu et qui se trouve être un vieil ami. Nous avons collaboré sur les paroles de beaucoup de chansons, pas « Last Looks », mais beaucoup d’autres. Du coup, j’avais le sentiment d’avoir des paroles très fortes à chanter, et avec les conseils de Raül, j’ai l’impression qu’on a mis beaucoup de nous-mêmes pour que le chant soit vraiment bon. Et puis, le chant avec Sharon, le fait qu’elle vienne rajouter une touche, ça rajoute des harmonies, j’adore ça et on savait qu’on voulait beaucoup de choses comme ça sur ce disque.
Vraiment, le chant est une partie importante de cet album, et ces derniers temps, c’est aussi une partie importante des concerts, pour moi. D’une certaine manière, j’étais un guitariste qui chantait et je deviens un chanteur qui joue de la guitare. D’ailleurs, sur le nouveau disque, ce sont généralement d’autres personnes qui jouent les guitares lead élaborées, je joue plutôt acoustique et quelques trucs électriques bizarres, avec l’archet ou les trucs noise, mais la plupart des vraies parties lead, c’est sûrement Nels [Cline, par ailleurs guitariste de Wilco et ex-guitariste de The Geraldine Fibbers], Alan [Licht] ou Raül. Pour moi, c’est très cool d’être en quelque sorte la pièce centrale de la guitare acoustique et de bosser sur le chant.
Je partage cet avis que c’est le disque que j’ai fait où je suis le plus en confiance, c’est sûr. Et l’un des projets les plus sympas sur lequel j’ai bossé. Ça a pris beaucoup de temps, car Raül faisait des allers-retours de Barcelone. Ça a pris pas loin d’un an du début à la fin. Dès le début, et jusqu’au bout, ça s’est révélé très sympa, je ne m’imaginais pas pouvoir m’éclater plus qu’à être là et travailler sur ces chansons et les voir devenir ces morceaux cool. C’était une expérience de travailler à la fois avec Raül sur la musique, à la fois avec Jonathan sur les paroles, et de me mettre dans un territoire peu familier dans les deux cas. Et ça a dû bien marcher car je pense que nous allons travailler à nouveau ensemble assez vite.
En fait, on a décrit l’évolution de votre carrière en partant de vos expérimentations noise à votre disque le plus vocal !
Oui, ça aussi ! Pendant 30 ans, j’ai été dans ce groupe qui était très collaboratif et travaillait de façon très rapprochée. On écrivait tous les morceaux ensemble, pas les paroles mais la musique. On travaillait de façon très sociale. Et puis, quand je suis passé à ces albums [avec The Dust], même si les autres membres ont collaboré, c’était plus à moi de faire les chansons, les paroles, et de les apporter au groupe pour leur présenter ce sur quoi on allait travailler. Pour ce disque, je voulais que ce soit de nouveau très collaboratif, social, donc inclure Raül dès le début était essentiel. Nous étions les seuls à être tous les deux dans le studio chaque jour, nous avons donc travaillé de façon proche. Ça rend les choses très sympas d’avoir un partenaire avec soi, de cette façon. Et c’était pareil avec Jonathan pour les paroles.
Un dernier mot ? Un « last looks » ?
(rires) Non, ça va, je crois qu’on est bon !
Interview réalisée par BCG et JL, merci à Ingrid Viple de PIAS d’avoir organisé cet entretien.
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