Toby Driver – Raven, I Know That You Can Give Me Anything
D’emblée, citons les intentions de l’auteur : « maîtriser mon maximalisme habituel ». La description pourrait s’arrêter là quand on connait le don de Toby Driver pour composer et aboutir à des œuvres complexes et multiformes. Mais si l’on prend le soin de se remémorer des titres comme « Glyph », extrait de They Are the Shield (2018), on comprend aisément là où Toby veut nous conduire (OK, fallait bien que je la place quelque part). S’affranchir des raccourcis stylistiques, réussir à écrire ses propres textes, mettre en avant des paysages sonores, des signaux que nos sens perçoivent dès la première écoute de «Ticking Timebomb », titre magistral qui nous aiguille vers un décorum qui nous rapproche de « Through the Dark, Love » de Hilary Woods.
Tant pis pour les adeptes de l’avant-garde, ici le verbe poétique intensifie les moments où apparaissent les marges de l’inexprimable. Pareille à une mue, un changement d’enveloppe corporelle s’exécute au niveau de l’âme, le mouvement est assimilé à la vie tandis que l’immobilité est associée à la mort, il en est tout autrement avec « Someday There’ll Be an Avalanche» où le battement rythmique évolue au grès du chant, oscillant entre plusieurs registres, dans une tessiture vocale somptueuse où une flûte ensorceleuse se fraye un chemin au sein de ce paysage glacial et pourtant limpide. Des modulations qui perlent à la surface dans un climat où les timbres sonores sont primordiaux, des émanations que « Spirit Photography » de Kayo Dot augurait en 2014. De ce corbeau imaginaire penché sur l’ombre du destin, le chant devient lumineux, la symbolique est très introspective.
Après une année bien remplie, avec des enregistrements avec Bloodmist et Extra Life, un album sous le nom de Alora Crucible avec Timba Harris et Ana Cristina Pérez Ochoa, Toby Driver a pris le temps nécessaire pour établir une connexion entre ses idées et sa conception d’une musique libérée même si une tristesse transparait notamment sur le poignant « Transdimensional Alluvium » où la fondation humaine passe par celle des monuments (tours, cimetières, montagnes). A l’image de l’ouvrage de Scott Walker, le lyrisme dont fait preuve Toby revêt une tessiture vocale très large, oscillant des aigus aux graves, mais l’exploit ne s’arrête pas là, puisqu’il joue de tous les instruments, lesquels sautent aux oreilles. C’est une grandeur retrouvée, dans une propension à la prosodie, chaque composition est une sorte de végétation étrange dont les sonorités mystérieuses ont un parfum d’exotisme irréel, une confession sur des souvenirs de l’enfance, des bribes de visions du passé. Colorée d’automne, la musique extrêmement délicate de Toby Driver remplit notre vide émotionnel en une obscure géométrie, en évitant de nous rendre tristes, nous offrant des paraboles sur notre présent et notre nature profonde.
Franck Irle