Nine Inch Nails – The Fragile
Nous sommes en 2009. Il y a dix ans. Il y a deux siècles. Je suis encore jeune et con (mais j’ai déjà de bien meilleurs goûts que Saez, rassurez-vous). Je m’apprête à voir Nine Inch Nails pour la première fois en concert, beaucoup de choses vont changer. Le choc sera brutal. Je connais Nine Inch Nails, bien sûr. Et je les aime d’un amour certain mais encore un brin mystérieux. En bon bourrin, j’ai un gros faible pour The Downward Spiral que je réécoute plus souvent qu’à mon tour, et plus régulièrement que les autres. Et lorsque les murs du Zénith de Paris tremblent pour la première fois (et comme rarement auparavant), il me semble bien reconnaître “Somewhat Damaged” mais je ne le maitrise pas sur le bout des doigts non plus. Deux heures plus tard, je suis rincé. Et je suis un homme neuf. Nine Inch Nails intègre pour de bon le cercle fermé de mes groupes préférés et je m’impose un programme strict : TOUT RÉÉCOUTER. De A à Z, à commencer par The Fragile puisqu’il s’ouvre de la même manière que ce show inoubliable et déterminant.
Je me dois de revivre cette entame, ce son prodigieux, cette montée faramineuse. Cette basse qui se rapproche, ce son électro terriblement malaisant, Trent qui déboule, soi disant « too fucked up to care anymore » mais qui nous colle pourtant une branlée monumentale. « Where the fuck were youuuu? ». Mais nous sommes là, Trent, prêts à nous faire lacérer la tronche par “The World Went Away”, prêts à subir cette disto totalement démesurée, à tendre l’oreille pour entendre les quelques cordes effleurées avant l’énorme déflagration, avant que le monde ne se casse la gueule sous nos yeux, soutenu par les “nananana” les plus apocalyptiques de l’histoire. Un disque qui commence de la sorte ne peut que s’effondrer piteusement ensuite, ou se ranger parmi les plus grands. Je vous épargne le suspense…
Vient alors le diptyque indissociable : “The Frail”/”The Wretched”. Délicate mélopée au piano pour le premier qui vient planter le décor avant de se faire dévorer tout cru par son impétueux alter ego. La rythmique est offensive, les claviers en imposent, Reznor n’a pas l’air d’être venu pour blaguer. On en est conscient mais on n’est pas prêts. Pas prêts pour ce refrain monumental où les guitares en fusion se mêlent aux cris de damnés. Aux commandes de son impitoyable machine de guerre, Trent nous hurle dessus. Et ses propos sont on ne peut plus appropriés “NOOOW YOU KNOOOW, THIS IS WHAT IT FEEELS LIKE”.
Nous voilà donc au 5e morceau et qu’est-ce qu’on a déjà ? Une tarte, une rouste, une caresse exquise, une déculottée. Et elle est comment la 5 ? Encore mieux ? Non, ils n’oseraient pas. Il ose tout, le Trent. C’est à ça qu’on le reconnait. The Downward Spiral était un colosse, celui-ci appuie de nouveau là où ça fait très mal… Et le fait tellement bien ! Mais ne réduisons pas The Fragile au prolongement banal de son prédecesseur (pour peu qu’il soit banal de succéder à un chef-d’œuvre). The Fragile va plus loin encore. Il expérimente, il déroute, il calme le jeu régulièrement pour mieux revenir à l’assaut soudainement. Les idées se bousculent, les sons s’entrechoquent, Trent se fraie une place au milieu des décombres. Tout est sale, vicié, inconfortable.
Reznor, en fan absolu de The Wall, souhaitait bâtir le sien à son tour. Il s’est enfermé dans son studio sans fenêtre (une ancienne morgue, ça ne s’invente pas…), entouré du fidèle Alan Moulder et de quelques collaborateurs privilégiés triés sur le volet pour ne retenir “que” 23 morceaux parmi tout ce qui a émergé de son cerveau malade rongé par l’angoisse, au cours des trois années précédentes. Bob Ezrin, engagé de dernière minute pour trouver le liant entre les morceaux, s’est mis en tête de faire un disque dans lequel le narrateur se retrouve errant en enfer, et fait son possible pour empêcher une pauvre fille égarée de le rejoindre dans sa triste condition. Reznor, paumé au milieu de ses heures d’enregistrements, est séduit par le concept. Ce sera le fil conducteur de The Fragile.
“We’re In This Together” now. Et jusqu’au cou. Rebelote. Intro anxiogène au possible, couplets ultra entrainants, agressivité vertigineuse sur le refrain qui balaye tout… Et après la boucherie, atterrissage maitrisé sur quelques notes exquises de piano. Du grand art.
Attention, “Fragile” ! L’heure de la petite douceur, quasi éponyme, et presque indolore. Mais ô combien captivante (et qui ne nous épargne évidemment pas quelques coups de sang). L’album est à l’image de sa pochette, de cette ambivalence entre couleurs froides et chaudes, entre sonorités rugueuses et mélodies réconfortantes, entre plages ambiantes et règlements de compte sans pitié.
Le travail sur le son est phénoménal. Ça fourmille de partout, ça gratte dans les moindres recoins. Résultat, même quand les mélodies marquent un peu moins les esprits, les morceaux demeurent fascinants et méritent d’être longuement disséqués (c’est particulièrement flagrant sur l’accidenté “Even Deeper” à l’atmosphère très Young Gods et sur une “Pilgrimage” des plus malsaines où bruitages démentiels le disputent aux voix sorties tout droit de bandes-sons angoissantes). Besoin de souffler, le left side s’achève donc en douceur avec la contemplative et instrumentale “La Mer” où une basse groovy s’adjoint à un air de piano, suivie de la magnifique “The Great Below”, réminiscence de l’inoubliable “Hurt”, qui peut même se payer le luxe de la regarder les yeux dans les yeux (tout embués).
Sur le right side, globalement en-deçà tout de même, Trent y va franco. Il a suffisamment marqué les esprits pour se permettre de se lâcher complètement et pousser plus loin encore ses expérimentations. Si “The Way Out Is Through” est un peu le pendant de “Somewhat Damaged”, certains morceaux sont de vrais déferlements de violence, à commencer par la primitive “Starfuckers, Inc.”, drum’n bass étouffée qui finit par envoyer tout le monde au bûcher (et Marilyn Manson à ses chères études). A côté de ça, on a du “I’m Looking Forward To Joining You, finally” qui se la joue trip hop avec sa basse venue tout droit de Bristol.
Malgré la variété des ambiances qui peuplent ce disque, la cohésion est admirable et pour la renforcer, certains morceaux font écho aux précédents, à l’image de “Into The Void” qui reprend le motif mélodique de “La Mer” décliné en un son électro outrancier qui n’est pas sans rappeler la période Pretty Hate Machine. L’immense “The Mark Has Been Made” arrive sur la pointe des pieds avant une progression mécanisée et dévastatrice. Ça fleure bon la rouille. Tu vois, bonhomme, ça c’est de l’indus. Et le meilleur qui soit. Le morceau demeure instrumental. A quoi bon lui attribuer des paroles ? Tout est dit.
On pourrait dérouler comme ça pendant un moment, évoquer les 23 morceaux qui composent ce chef-d’œuvre mais ça deviendrait laborieux et pénible. Tout l’inverse de cette œuvre immense à l’ambition démesurée. Plus de 100 minutes de musique et pas l’ombre d’un syndrome double album à déplorer. Pas de remplissage (coucou Mellon Collie), pas de délires douteux (coucou Sandinista), une cohérence absolue, et surtout du lourd, du très lourd, d’un bout à l’autre (hello White album). Allez, reconnaissons de légers moments de faiblesse (“Please”) mais rien de chiant, de désolant, rien qui pousse à appuyer mécaniquement sur Next. Reznor déclarait à propos de ce disque « en tant que fan, j’aime écouter un album, pas simplement des singles. Je veux quelque chose dans lequel je puisse m’immerger totalement, pouvoir l’écouter un million de fois, essayer d’en tirer quelque chose de nouveau à chaque écoute. » On n’est pas encore tout à fait à un million d’écoutes mais aucun doute sur le fait que cet album nous réservera de nouvelles surprises et réjouissances dès qu’il rendra visite à la platine. Et le temps ne semble avoir aucune emprise sur lui, The Fragile est d’une robustesse à toute épreuve.
Nous sommes en 1999. Il y a 20 ans, il y a trois siècles. Trent Reznor est au plus mal et paradoxalement au sommet de sa créativité. NIN vient d’enfoncer un nouveau clou au plus profond de nos entrailles et on s’en accommode remarquablement. On en redemandera même régulièrement, espérant voir arriver un nouveau prodige mais son auteur, malgré quelques éclairs de génie, ne retrouvera jamais une telle inspiration. On lui pardonne, deux chefs-d’œuvre au sein d’une discographie, c’est honorable.
Jonathan Lopez