The Lemonheads – It’s A Shame About Ray (rééd.)
C’est marrant comme le temps fait évoluer notre regard sur les choses. Prenons les Lemonheads, par exemple. Un groupe plutôt populaire à son époque, certes, son morceau « Into Your Arms » étant resté 9 semaines en tête du Billboard, considéré comme « un futur grand groupe » alors qu’il avait déjà 4 ou 5 albums à son actif et qui, aujourd’hui n’est plus qu’un vague souvenir, au mieux un objet culte pour une petite niche d’amateurs d’indie rock, et encore, loin d’être une référence universelle. Est-ce que cette musique était trop quelconque, ou ancrée dans son temps ? Est-ce que les gens se sont lassés du minois d’Evan Dando qui faisait la une de la presse ? Est-ce dû à ses frasques avec la drogue et à son parcours digne d’une histoire pour documentaire cheap sur une chaîne câblée ? Ou le temps est-il simplement injuste, faisant un tri sommaire et arbitraire indépendamment de la qualité des artistes qu’il nous fait oublier ?
Imaginons un instant que des jeunes se soient aventurés sur cette page. Alors, il pourrait être utile de réexpliquer qui sont les Lemonheads. Formé par une bande d’amis au cours des années 80, le groupe se fait remarquer au début des années 90 par sa capacité à mélanger le son rock alternatif avec des compositions pop bien troussées, la voix et la belle gueule de son chanteur, au point d’être vu par certains comme un successeur potentiel de Nirvana dans la catégorie groupe rock qui cartonne ; mais on n’en est pas encore là à la sortie de It’s A Shame About Ray. Le précédent album, Lovey (dont on vous a déjà dit tout le bien qu’on en pensait), était passé assez inaperçu, sans doute aurait-il gagné à sortir après le raz-de-marée Nevermind, mais il annonçait assez clairement la direction prise par le groupe pour la suite. Devenu seul maitre à bord et seul membre original avec le départ du bassiste Jesse Peretz, Evan Dando part en Australie où il traine avec les membres de Godstar, notamment Nic Dalton et le guitariste-chanteur de Smudge Tom Morgan, avec qui il se met à composer et écrire une douzaine de chansons. Il en fait des démos acoustiques et retourne aux États-Unis pour les enregistrer avec la nouvelle mouture de son groupe : lui, le batteur David Ryan déjà là sur l’EP Spanish Dishes et l’album Lovey, Juliana Hatfield à la basse qui se fera ensuite un nom par elle-même dans le milieu indie rock et Dando à la guitare et au chant, premier line-up d’une longue lignée où Dando reste le seul membre constant. L’album sort, et c’est une tuerie.
Qu’on s’entende : ce n’est pas le son marqué années 90 qui fait qu’on a tant de plaisir à écouter ce disque, ni même les voix de Dando et Hatfield qui s’accordent parfaitement lorsqu’elle chante en accompagnement. Comme souvent, c’est la composition des morceaux, et j’ai beau adorer Lovey et certains de ses titres, il est clair qu’en Australie, un cap a été franchi. Ce n’est pas que le groupe a définitivement renié ses racines punk (je pense d’ailleurs qu’il ne l’a jamais fait, et des titres comme « Rockin Stroll » ou « Ceiling Fan In My Spoon » ne diront pas le contraire), ni que le groupe n’avait jamais montré son côté sensible comme sur « My Drug Buddy » (« Ride With Me » sur Lovey nous tirait déjà les larmes), mais le niveau global des compositions est juste dingue. Tout paraît simple, mais quasiment tout fait mouche. Parmi les morceaux que je n’ai pas encore cités, « Confetti », le morceau-titre, « Rudderless », « Alison’s Starting To Happen » ou « Bitpart » sont tous des tubes en puissance dans leur genre.
En fait, ce qui change sur ce disque, c’est que Dando assume sans complexe, sans un barrage de second degré, sans un rempart de grosses guitares, ses influences les plus pop et prouve ainsi qu’il s’est complètement épanoui comme compositeur. Il ne se limite plus aux morceaux punk accrocheurs mais s’est parfaitement approprié une tradition de songwriting pop, folk et country, pas le pendant redneck cliché et rébarbatif mais celui qui met en avant l’émotion et l’intime, pour l’injecter dans ses morceaux pop punk. Une belle recette d’indie rock. Pour preuve, cette reprise acoustique complètement dépouillée de « Frank Mills », extrait de la comédie musicale Hair, qui clôture l’album et est une réussite absolue.
Cependant, c’est une autre reprise qui marquera définitivement les esprits : celle enregistrée à l’arrache pour l’anniversaire du film Le Lauréat, avec Nic Dalton à la basse car Juliana Hatfield est déjà partie, et que le label collera sur toutes les rééditions CD de l’album. Cette version de « Mrs Robinson », pour ceux qui ne l’avaient pas deviné, mettra le groupe dans toutes les têtes au début des années 90. Le reste, c’est de l’Histoire, comme disent les anglophones.
Maintenant que j’ai longuement posé le contexte et parlé du contenu de l’album, il ne me reste qu’à faire le lien avec mon premier paragraphe. It’s A Shame About Ray vaut-il toujours le coup d’être écouté 30 ans après, ou n’était-il qu’une sympathique mode passagère ? Au cas où mon avis dithyrambique sur les morceaux qui le composent ne vous aurait pas suffi pour répondre à cette question, je vous propose de le réécouter de ce pas et, si vous ne le possédez pas déjà, il me semble tout à fait judicieux de faire main basse sur la réédition qu’en propose cette année Fire Records.
Dernier paragraphe pour les audiophiles, ceux qui veulent savoir plus en détail ce que contient la réédition, et si elle vaut le coup.
Déjà, comme souvent chez Fire Records, l’objet est beau et de bonne facture, si ce sont des arguments qui vous touchent. Pour le contenu, le premier disque se contente de l’album original. Le second s’ouvre avec le morceau le plus connu des Lemonheads et sans doute celui qu’ils assument le moins aujourd’hui, suivi de la face b « Shaky Ground », jolie petite chanson acoustique, et s’achève avec 9 démos qu’on retrouvait déjà sur la version deluxe de l’album. Il s’agit des fameuses démos enregistrées en Australie et elles permettent surtout de se rendre compte que les chansons étaient déjà géniales dès la première prise, même s’il est également agréable d’avoir l’impression de s’écouter une version folk de l’album.
Si vous possédez déjà la version deluxe d’It’s A Shame About Ray, hormis le fait qu’il n’en existait pas de version vinyle jusqu’alors, ce sont surtout 5 titres qui feront la différence : une version dépouillée à la radio de « My Drug Buddy » où le duo Dando-Hatfield est particulièrement touchant, la reprise de « Knowing Me Knowing You » d’Abba qui réussit la prouesse de transformer un tube disco super kitsch en chouette titre folk pop, « Confetti », « Alison’s Starting to Happen » et l’inédit « Divan », reprise de Smudge qui s’intègre parfaitement au répertoire des Lemonheads. 5 titres acoustiques, mais c’est un registre où la voix d’Evan Dando fait des merveilles. Pour ma part, ça me suffit, mais vous ai-je déjà dit tout le bien que je pensais du groupe ?
Blackcondorguy