Karate – Make It Fit

Publié par le 19 octobre 2024 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Numero Group, 18 octobre 2024)

C’est assez dramatique mais je dois bien admettre qu’une partie de mon entourage, la plus ignare, celle pour qui le ROCK se réduit à une succession de clichés nauséabonds, doit s’imaginer que j’écoute du METAL à toute heure en buvant ma ration quotidienne de quinze bières blondes tièdes bon marché, entre deux parties de jeux de rôle, matchs de foot et porno avec des brunes chaudes aux seins siliconés bon marché. À ces gens-là, j’aime donner satisfaction lors de leur venue (la plus rare possible) en allant piocher dans ma gargantuesque collection la musique la plus rétrograde et démesurément agressive. Si elle ne me sied pas toujours pleinement, elle a le mérite de prouver que je suis un bonhomme, un vrai, que j’encaisse dignement. L’autre option est de leur boucher un coin avec un disque à haute teneur mélodique voire exagérément classe. Comme Karate, par exemple, qui, dès 1996, faisait étalage d’une finesse invraisemblable.

Après avoir ressuscité Codeine (sans nouvel album… pour le moment ?), Numero Group nous gâte avec le retour inespéré du trio originaire de Boston, vingt ans après Pockets, qui pourrait bien constituer une aubaine pour que beaucoup redécouvrent ce groupe essentiel, injustement ignoré. D’autant que près de trois décennies après ses débuts, Karate dégage toujours dès les premiers accords frottés un « je ne sais quoi » que les autres n’ont pas et ne pourront jamais envisager atteindre.

Sur « Descendants », on les retrouve frais comme des gardons, fiers et fringants. Heureux de se retrouver, de nous retrouver. C’est enjoué, délié, totalement réjouissant… Et le chant de Farina est toujours aussi beau. Plus loin, un morceau comme « Cannibals » conserve ce mordant et ce semblant d’insouciance, porté par la formidable basse de Jeff Goddard, semblant se balader où bon lui semble sans sortir du rail. Ce qui est formidable avec ces types-là, c’est le plaisir à jouer si criant et cette sensation de liberté qu’on éprouve parfois en les écoutant. L’insouciance n’est pourtant pas toujours de mise, « Liminal » se la joue bien plus mature et serein, se déploie langoureusement, mettant en valeur le jeu si fin et varié de Gavin McCarthy et Farina dégaine un solo blues sans qu’on ne songe une seconde à déguerpir. En entendant ça, j’ai l’intime conviction d’avoir toujours adoré le jazz, moi l’ultime bourrin qui fait peur au voisinage. Peut-être n’est-il pas trop tard. Sans doute est-ce la maitrise de ces karatekas qui brouillent les cartes.

La tension n’a pas totalement déserté, on en retrouve sur « Bleach the Scene » notamment. Karate a toujours défié les étiquettes et proposé un mélange unique à l’esprit (quand ce n’est pas l’énergie) punk (« People Ain’t Folk ») voire post hardcore, avec la finesse et la liberté du jazz donc, régulièrement présentes ici, et le soupçon slowcore quand il s’agit d’étirer le temps et défier la pesanteur. Ici, il ajoute un reggae/dub aussi audacieux qu’irrésistible (« Rattle the Pipes »), et cela nous semble parfaitement naturel. Car le jeu du trio est visiblement toujours aussi instinctif ce qui n’est pas le moindre exploit compte tenu, non seulement des années qui les ont séparés et des kilomètres qui persistent à les tenir éloignés les uns des autres aujourd’hui. Seul Gavin McCarthy se trouve toujours sur la terre des Celtics (il n’a donc pas de véritable excuse pour avoir quitté le groupe qu’on appelle E), Geoff Farina vit à Chicago et Jeff Goddard est exilé en Belgique. Pourtant, ils sont bien tous dans la même pièce et nous nous trouvons au premier rang, à déguster (production admirable d’Andy Hong qui connait le groupe sur le bout de ses doigts de fée). Et l’envie de concrétiser cette formidable impression par une démonstration en live est immense.

Mais n’espérez pas partir d’ici sans entendre davantage de dithyrambes, à propos d’abord du très délicat « Fall to Grace », débordant de classe, où Farina se mue en narrateur et nous choie de sa diction impeccable. Il y a quelque chose de magique et d’un peu irréel dans tout ça. Une alchimie comme on n’en espérait plus. Pour nous achever, « Silence, Sound » vient porter le coup de grâce, s’étirant sur 5’38 de pur bonheur, là où la concision était jusque-là le maitre mot (la moitié des morceaux durent moins de trois minutes), avec une conclusion finale sous forme de libération, à se damner. Ces trois musiciens sont d’un talent immense, on ne le découvre pas, mais on redécouvre la simplicité avec laquelle leur musique s’exprime, sans une once de prétention. Et on les remercie grandement de se mettre à notre niveau, nous pauvres auditeurs, qui – ça commence à se savoir – nous satisfaisons parfois de la moins subtile des offrandes. Avec Karate, on se sent un peu moins cons, on exulte et on en redemande.

Jonathan Lopez

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