Interview – Ventura
Si vous ne l’avez pas encore compris (vous le faites exprès), Ultima Necat est un putain d’album. Un indispensable qu’on a fort logiquement désigné album de l’année 2013. Il nous tardait donc de rencontrer Ventura, le trio suisse (désormais quatuor) responsable de cette merveille, et de les noyer sous les questions. Voilà qui est fait. Interview avec Philippe (guitare-chant), Mike (batteur) et Diego (bassiste).
Je me fais toujours vanner quand je parle de vous à des gens qui ne vous connaissent pas. Lino Ventura ? Ace Ventura ? Stone & Charden ? Alors pourquoi ce nom ?
Philippe : Si je me souviens bien c’était à cause de Lino. On aime bien cet acteur, ce qu’il représente, et puis la tronche, il avait du style. Et puis on ose espérer que, sans vouloir faire de comparaisons, on a un peu de tronche et un peu de style. C’est probablement un peu prétentieux mais un peu vrai aussi.
La pochette d’Ultima Necat plaît beaucoup en général. Comment vous est venu cette idée ?
Philippe : en lisant un quotidien merdique de chez nous qui s’appelle Le Matin. Ils ont une page centrale dédiée aux photos du jour et il y avait cette photo de Kimi Maza Mayama, un photographe japonais.
Diego : qu’on connaît tous ! (rires)
Philippe : et moi j’ai trouvé cette photo hyper frappante, l’attitude de ces singes incroyable. J’ai adoré cette photo, je l’ai découpé, je l’ai montré aux autres. Mais il n’y avait aucune intention. On l’a foutu au mur dans le local. C’était à l’époque du disque précédent, puis le moment est venu d’enregistrer notre album, et il fallait choisir une pochette, l’idée nous est venue d’utiliser celle-là. C’est une parfaite pochette de disque.
Diego : c’est vrai que cette photo est chouette, y a une plénitude. C’était marrant aussi de faire de vraies démarches pour récupérer la photo, contacter l’agence de presse. On a fait les choses bien, on l’a acheté.
Mike : on a encore le droit pendant 4 ans. Donc dépêchez-vous d’acheter l’album !
Vous en avez vendu suffisamment pour rembourser les droits de la photo quand même ?
Diego : il nous rapporte rien ce disque (rires). On voit juste les cartons se vider. Mais c’est cool, il faut que ça se propage…
Le public suisse est réceptif ?
Diego : le public suisse est réceptif oui, la presse suisse est plutôt inexistante à notre niveau. On a beaucoup de presse mais partout sauf en Suisse.
Philippe : on a quand même eu quelques retours positifs, y compris de la presse suisse.
Diego : Le Matin par exemple a fait une chronique de 2 cm qui était très chouette (rires).
Ah quand même Le Matin, c’est un des principaux quotidiens suisses non ?
Philippe : ah non non. La connerie c’est l’essence du Matin (rires). C’est une grosse merde. Que des faits divers.
Mike : si on ne fait pas de presse en Suisse, c’est aussi dû aux labels. Africantape fait beaucoup plus de boulot pour la promo et ils l’ont envoyé à beaucoup de presse étrangère à la Suisse.
On connaît peu de groupes suisses. Il y a une scène intéressante ?
Mike et Diego : oui y a de bons groupes, ça bouge bien.
Philippe : il y a eu surtout. En ce moment c’est pas génial… Les groupes dont on nous parle souvent quand on se promène, Honey For Pezzi ou Knut, n’existent plus.
Mike : Y a Disco Doom.
Philippe : oui mais je crois que c’est un groupe que personne connaît ici.
Diego : pas mal de métal en suisse, de sous-Isis chiant. Mais ça bouge.
Mike : Y a eu Shakra, Nostromo, Unfold c’est quand même des groupes tout à fait valables. Et on n’a pas tous ces groupes de punk à chien qu’il peut y avoir dans d’autres pays…
Vous sentez un vrai engouement autour d’Ultima Necat ? Il a recueilli beaucoup d’éloges dans la presse spécialisée, ça se traduit comment en termes de vente ?
(Rire général) Ça ne se traduit pas !
Mike : on a la chance d’avoir notre label Africantape qui produit nos disques, les distribue. Je crois qu’il se vend quand même pas mal, sachant qu’on est un groupe qui tourne peu, qui fait peu de promo. Voir que toute la presse est intéressée, qu’il y a des chroniques positives, qu’on se retrouve dans des tops ten de l’année… Les gens en parlent. On vient à Paris, les gens connaissent le disque pour nous c’est déjà énorme.
Philippe : si les ventes étaient une préoccupation ça fait longtemps qu’on aurait arrêté. Mais ce n’est pas un problème. Le but c’est d’essayer de ne pas perdre d’argent. C’est ça le challenge pour les groupes de notre taille. Aucun ne fait d’argent en vendant ses disques, au mieux on rembourse l’investissement.
Il y a une atmosphère générale très sombre, mélancolique sur ce disque. Vous êtes des gros dépressifs ou ça vous arrive quand même de vous marrer ? Bon il y a eu le délire « Ananasses » mais c’est vraiment à part…
Philippe : l’ananas était un contre-pied. On voulait sortir ce 45 tours parce que c’était un contraste hyper fort, aussi bien au niveau du morceau que de la pochette, avec Ultima Necat. Et on trouvait ça drôle, ça brouille les pistes.
Mike : on n’aurait pas pu le mettre sur l’album par exemple.
Philippe : non mais on a pensé à le mettre en morceau caché. Mais on s’est dit que le disque était clairement dans une direction plutôt sombre qu’il valait mieux le laisser tel quel et ne pas faire un gag à la fin.
Diego : et “Ananasses” méritait une belle pochette ! (rires)
Mike : pour en revenir à l’album, on fait une musique assez sombre parce que c’est ce qu’on aime dans la musique. Mais c’est pas pour ça qu’on est sombres dans la vie !
Philippe : non d’ailleurs je crois que dans ce groupe la plupart du temps, on se fend vraiment bien la gueule.
Diego : oui on est très cons ! On a tous autour de 40 ans et on est encore bien cons.
Vous êtes fiers de ce disque, vous pensez que c’est le plus abouti, qu’il y a eu une vraie progression ?
Diego : on a tous fait d’autres choses avant mais c’est vraiment l’enregistrement dont je suis le plus fier.
Mike : moi aussi. Je trouve le précédent très bien aussi mais y a une progression. Les ambiances sont différentes. Le précédent était bien fait, bien enregistré mais celui-là c’est vrai qu’on en est fiers.
Philippe : moi j’ai pas assez de recul pour dire ça. Je trouve surtout que c’est une aventure cool de pouvoir faire de la musique. On a commencé avec Diego y a 23 ans dans un groupe de MERDE, vraiment de merde. Ce que je trouve cool surtout c’est ce que ça permet de vivre, tout ce que ça nous offre en dehors. Mais ma perception de ce disque aujourd’hui et celle que j’en aurai dans 5 ans, je ne sais pas… J’en suis plutôt fier, il représente des choses difficiles pour moi dans ma vie de ces dernières années donc c’est partagé. Une partie de moi voudrait quand même passer à autre chose. Et je suis très curieux de voir vers quoi on va évoluer maintenant.
Mike : surtout qu’on est 4 maintenant.
Diego : c’est vrai que c’est assez réjouissant de se projeter vers l’avenir. On fera peut-être du reggae je sais pas.
Vous n’étiez que 3 durant l’enregistrement, pourtant le son est assez monstrueux. Le travail de production a dû être titanesque… Ça vous a pris des mois non ?
Philippe : non ça a été fait en 10 jours.
Mike : la plupart des sons ont été enregistrés en live mais y a des overdubs de guitare.
Philippe : pas tant que ça en fait. Deux ou trois par morceau maximum. La plupart du temps y a deux pistes de guitare. Mais Serge Morattel, le producteur, pose entre 3 et 4 micros par ampli, ça peut donner l’impression qu’il y a plus de grattes.
Diego : et les accordages très ouverts donnent cette impression. Et puis…
Mike : Serge Morattel quoi !
Un morceau comme « Amputee » qui est vraiment à part dans votre discographie, vous l’avez construit en plusieurs étapes ? Vous aviez prévu de faire un titre aussi long à la base ?
Diego : effectivement c’est le seul qu’on a enregistré en deux parties. Tous les autres ont été enregistrés d’une traite. On a fait une pause au milieu.
Mike : pour boire une bière (rires).
Diego : mais tout était réfléchi. C’est comme ça qu’on voulait qu’il soit.
Philippe : c’est celui sur lequel on a passé le plus de temps. On a mis beaucoup de temps à savoir ce qu’on voulait en faire exactement. Comment faire qu’un morceau de 11 minutes ne soit pas chiant. Pour moi c’est clairement une influence directe des Swans, surtout sur la deuxième partie. Pas la première, je la rapprocherais plus de Come par exemple qui est un groupe que je vénère.
« Exquisite and subtle » sonne très shoegaze, c’est un registre vers lequel vous pourriez évoluer plus régulièrement ou c’était juste comme ça le temps d’un morceau ?
Philippe : on ne pense pas en termes de direction. On ne se dit pas « on va aller dans tel ou tel genre », on va voir ce qui se passe quand on se réunira dans le local la prochaine fois pour composer des trucs. Si on se met à faire du hardcore, on fera du hardcore (même si ça m’étonnerait).
Comme « Ananasses » était un bon contrepied, ce morceau est un peu le truc relax à la fin du disque parce qu’il est quand même assez éprouvant en termes d’intensité. Serge Morattel aussi trouvait que ce serait nickel en fin de disque.
Vous avez commencé à enregistrer de nouveaux morceaux ?
Mike : on va d’abord faire nos concerts prévus et on va composer à partir de mai.
En 2010, vous avez enregistré un morceau avec David Yow (chanteur de Jesus Lizard ndlr), ça a dû être un grand moment…
Diego : oui encore maintenant c’est dur à y croire. On a passé deux semaines avec ce bonhomme c’était hallucinant.
Comment ça s’est fait ?
Philippe : une structure, E La Nave Va, a été créée pour l’obtention d’une salle de rock à Lausanne. Ils ont eu l’idée de faire collaborer des groupes locaux avec des groupes extérieurs. Ils nous ont demandé avec qui on voudrait collaborer, on a fait une liste qui n’incluait pas David Yow. Quelqu’un de l’association nous a proposé David Yow. On a dit « essaie seulement »… Et il se trouve qu’il a dit oui. Bon après sans vouloir le dénigrer, il l’a fait parce qu’il était payé. Il l’a fait de bon cœur, il était content d’être là mais sans être payé il serait pas venu.
Mike : le problème c’est qu’il était sobre, sous antibiotiques (rires). Lui qui est réputé pour boire beaucoup et d’avoir besoin de ça pour être lui-même sur scène… On en garde un bon souvenir mais c’était des conditions difficiles.
Philippe : et c’était complètement irréel. Tout d’un coup t’es avec David Yow ! Tous les matins pendant deux semaines ! Mais c’était hyper cool parce qu’il était à l’opposé de l’idée que je m’en faisais. Pas du tout un clown, très sensible, cultivé, ouvert. On a eu des discussions hyper cool. Je l’ai trouvé courageux, ça devait pas être facile de se retrouver propulsé dans un truc comme ça…
Généralement quand on écoute un groupe, on fait très vite des rapprochements avec d’autres, on identifie les influences. Pour vous c’est moins évident.
Philippe : c’est aussi pour ça que ce groupe est assez cool. On a tous une passion pour la musique au même degré et on se fait découvrir beaucoup de choses. Et les influences nous nourrissent mais j’aime bien penser qu’on les a assez bien digérées. En règle générale, on arrive à faire en sorte que ce soit notre musique plutôt qu’une redite d’un truc qui existe déjà.
On imagine que vous avez quand même une affection pour les 90’s…
Diego : c’est à ce moment-là qu’on est vraiment tombés dedans et c’est une période vraiment hallucinante. Parfois je suis jaloux quand j’entends quelqu’un me dire « ouais j’ai écouté Fugazi, je connaissais pas… », je me dis « putain, j’aimerais bien revivre ça ! ». Je m’en rappelle encore la première fois que je les ai entendus…
Philippe : la première fois qu’on a entendu Fugazi on trouvait ça à chier (rires).
Mike : à notre âge on a de la peine aussi à vivre autant d’excitation avec des nouveaux groupes, comme à cette époque.
Philippe : le visage du rock indépendant a violemment changé aussi. Toutes les musiques métal se sont développées mais le rock 90’s à guitare qui ne soit pas extrême il est devenu vraiment famélique. Y a plus vraiment de représentant de ce genre. C’est peut-être pour ça aussi qu’on de bons échos. On fait une musique un peu représentative d’une époque qui n’est plus vraiment représentée.
Vous parlez de la faim dans le monde sur le morceau « Twenty Four Thousand People ». Sauf erreur de ma part, c’est assez rare que vous abordiez des thèmes aussi lourds…
Philippe : mais c’est un texte non-engagé !
Mike : t’as bien écouté les paroles jusqu’à la fin ? (rires)
C’est vrai que vous leur dites « fuck them all ! ». Mais vous partez quand même d’un constat de base (« twenty four thousand people die of hunger in the world everyday »)…
Philippe : Quelque part sans vouloir réellement insulter les gens qui meurent de faim y a quand même une réalité derrière. On essaie de nous donner mauvaise conscience en nous projetant des images d’enfants qui meurent de faim au Sahel depuis notre plus tendre enfance, y a des Live Aid, etc. mais au fond je pense que les gens s’en branlent. Et cette chanson c’est ça. On s’achète des consciences en versant 20 Francs à des associations mais ça ne change rien au problème qui est beaucoup plus profond. « Twenty Four Thousand People » c’est ça en plus d’être une chanson un peu bête. C’est encore un morceau qu’on a fait pour se fendre la gueule, que les gens trouvent drôle mais c’est un morceau qui nous a pris peut-être un quart d’heure de répèt’ et c’est notre tube !
Aborder des thèmes sérieux vous pensez que c’est pas fait pour vous ?
Philippe : j’aborde des thèmes sérieux d’un point de vue humain, mais pas politique parce que ça m’emmerde. Déjà je n’ai d’avis arrêté en termes de politique, je pense qu’il faut avant tout être ouvert. Et puis je crois que c’est pas le rôle d’un groupe. Je suis hyper admiratif de quelqu’un comme Franck Black (chanteur de Pixies ndlr) qui a eu des paroles hallucinées sur des thèmes qui lui viennent de films et sa passion pour l’espace je trouve ça génial. Mais moi je n’ai pas cette culture-là je vais chercher ailleurs mais en tout cas pas dans la politique.
Plutôt dans le quotidien Le Matin non ?
Philippe : mais oui ! Il y a un groupe anglais s’appelle The Wedding Present, ils ont fait un album majeur, Sea Monsters, un de mes albums préférés de tous les temps. Et David Gage le chanteur explique qu’il est emmerdé car depuis qu’il fait de la musique il peut pas s’empêcher quand il entend des gens parler, d’imaginer ce que ça donnerait en paroles de chansons. C’est quelque chose que je me suis approprié. Quand j’entends quelqu’un dire quelque chose, je me dis souvent « tiens ça si je l’isole et que je le traduis en anglais qu’est-ce que ça donnerait ? »
Comme tu l’avais fait sur le morceau « With Ifs » avec Paris mis en bouteille (« with ifs we put Paris in bottle »).
Philippe : exactement.
Tu ne chantes jamais en français. Tu trouves ça ringard ?
Philippe : j’ai déjà tendance à être un peu impudique dans la vie donc si en plus je devais chanter en français, personne viendrait à nos concerts (rires).
On a tous les deux désigné Ultima Necat album de l’année. C’est lequel le vôtre ?
Mike : moi y a le dernier album de Crooked Fingers mais je suis pas sur qu’il soit sorti en 2013 (non en 2011 ndlr).
Diego : y a eu ce truc qui m’a bien troué le cul qui s’appelait King Krule. J’ai pas compris comment j’ai accroché à ce point sur ce mec, y a un côté un peu funky c’est de la grosse production et le mec a un accent anglais hallucinant avec un côté un peu crooner. Et puis Moin que Philippe m’a fait découvrir, c’est pas un album, mais ça m’a bien marqué l’année passée. Mohamad, c’est que du violoncelle. Du violoncelle doom, à écouter au casque c’est barjot ! Mais on écoute beaucoup de trucs, en venant on a écouté du Cannibal Corpse, du John Coltrane, du hip hop, du Mark Lanegan…
Philippe : moi j’ai adoré l’album de Porch, un putain de disque sorti que en digital.
Mike : moi y a aussi King’s Daughters And Son sorti en 2012 qui m’a troué le cul, un groupe avec Rachel Grimes et le batteur de Shipping News, c’est vraiment un disque fabuleux.
Philippe : j’ai adoré aussi le dernier album d’Arnaud Michniak, dont personne n’a parlé. Il n’a rien à voir avec ce qu’il faisait avec Diabologum ni avec Programme. Très beau disque, très reposé par rapport à l’agressivité de Programme.
Mike : moi j’ai beaucoup écouté le dernier Henri Dès aussi pour d’autres raisons (rires).
Entretien réalisé par JL et JR