Interview – Truly

Publié par le 22 avril 2022 dans Interviews, Notre sélection, Toutes les interviews

Dans les années 90, Seattle est sur toutes les lèvres. Derrière l’intouchable « big 4 » (Alice in Chains, Pearl Jam, Soundgarden et surtout Nirvana), les moins connus mais tout aussi cultes Mudhoney, Screaming Trees et autres TAD. Plus obscur encore, le trio Truly est pourtant responsable d’un des chefs-d’œuvre méconnus de cette décennie, Fast Stories… from Kid Coma. Son leader, Robert Roth, s’est longuement confié sur l’histoire de son groupe avant la sortie prochaine de la réédition* de ce fascinant labyrinthe dont on n’est pas certain d’avoir exploré toutes les allées, plus de vingt-cinq ans après sa découverte.  

« On s’est retrouvés à discuter, Pickerel, Kurt et moi, sur ce que Kurt voulait faire, s’il allait dissoudre Nirvana ou pas. Il avait la volonté de faire une musique plus sophistiquée, moins garage. Il voulait faire une sorte de Sgt. Pepper moderne et c’était un peu ce que je tentais de faire également de mon côté avec Truly. »

© Charles Peterson

Peux-tu me parler de ton background culturel, de ton parcours ?
Je viens d’une famille de musiciens. Mon père était guitariste dans un combo jazz et son père était pianiste de jazz également. Lorsque mon père était à l’armée, il était stationné en Allemagne, à la fin des 50’s et il avait une Goldtop Les Paul 53. Son groupe comptait quelques musiciens qui allaient plus tard accéder à une certaine renommée, comme Ray Brown (contrebassiste pour Duke Ellington), Oscar Peterson, entre autres, ou Don Ellis, qui jouait de la trompette. Tous ces gars, quand ils étaient à l’armée, souhaitaient faire carrière dans la musique. Mon père, lui, devait reprendre l’affaire familiale de prêt-à-porter féminin. C’était une famille de Juifs new-yorkais qui, quand je suis né, devait avoir une dizaine de boutiques à New York.
Mon père n’a pas persévéré dans la musique, comme son père avant lui, et son grand-père encore avant, qui avait fait partie pendant un temps de Rodgers & Hart, et avait donc un pied dans le monde de la musique. Ce dernier s’est arrêté pour pouvoir s’occuper du business familial et l’histoire s’est répétée jusqu’au jour où mon grand frère a reçu une basse pour Noël. Une basse avec laquelle il n’a jamais joué. À 14 ans, je me suis glissé dans le grenier pour pouvoir en jouer, juste après avoir vu Queen en concert, en 1980. Elle me fut immédiatement arrachée des mains par ma belle-mère, qui était mauvaise, et mon grand frère a dû monter au créneau pour me défendre et m’autoriser à en jouer.
À ce moment-là, j’étais déjà suffisamment brisé, en tant que personne. Ma mère est morte quand j’avais cinq ans, et mon père est mort lui aussi quand j’étais jeune. Ma famille était en train de se désagréger doucement au moment où j’ai commencé la musique… bref, j’étais déjà suffisamment brisé pour n’avoir d’autre choix que de persévérer.

Quelles ont été tes premières influences ?
Quand j’ai commencé, j’étais vraiment dans le punk et la new wave. Mon grand frère m’a fait découvrir les Ramones et les Sex Pistols. J’ai découvert les Clash de mon côté et aussi des groupes comme Echo & the Bunnymen, The Church, etc. C’est à ce moment-là, quand j’étais au lycée, que j’ai commencé à jouer dans des clubs ou des fêtes. Je n’ai pas reçu beaucoup de soutien de la part de ma famille à cette époque. J’ai commencé à en avoir quand j’ai signé chez Capitol. Tout à coup, ce que je faisais devenait respectable, mais c’était déjà trop tard pour moi.
Pour en revenir à mes influences, j’ai grandi en écoutant beaucoup de jazz, évidemment, mais j’aimais aussi les Jackson 5, Elton John, Kiss. À cette époque, dans les 70’s, les radios diffusaient absolument tous les styles. Tu pouvais entendre Neil Young et les Rolling Stones juste après Marvin Gaye et les Supremes. Je me souviens avoir vu Kiss et Earth Wind and Fire la même semaine en 1975, au Seattle Center Coliseum, et ils étaient absolument fabuleux. Je n’avais pas beaucoup d’amis qui s’intéressaient aux deux, mais j’ai fini par faire un groupe avec celui qui m’avait accompagné à ces concerts. On a joué dans un talent show quand on était en seconde, et dès l’année suivante, on jouait régulièrement dans les clubs et on était payés pour le faire. On jouait nos propres chansons et on reprenait des trucs comme les Clash, les Who, les Rolling Stones. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à écouter des choses plus cool et que j’ai voulu faire des chansons plus originales. Mon frère Jon, qui était dans mon groupe, est allé à la Western Washington University à Bellingham, à côté de la frontière canadienne. On a commencé à être pas mal diffusés sur les radios du coin et donc on a beaucoup tourné là-bas. C’est là que j’ai compris qu’il fallait que j’étudie davantage pour pouvoir m’inscrire à cette fac. Ce qui a fini par être le cas.
On a joué là-bas pendant à peu près deux ans, et je me suis installé à Seattle début 87. Le timing était parfait, car quelque chose de nouveau était en train de naître dans cette ville avec des groupes comme Soundgarden ou Green River.

Tu connaissais déjà un peu la scène de Seattle ?
Pas vraiment. J’avais entendu parler des U-Men, mais à cette époque, les groupes populaires de Seattle faisaient plutôt du metal ou de la new wave, et aucun ne collait vraiment avec ce que j’aimais. On avait fait la première partie d’un groupe de hair metal au début des années 80, et ce n’était qu’une bande de cons. J’étais davantage dans le punk, et, au début du moins, on trouvait ce type de groupes davantage dans des petites villes comme Olympia et Bellingham qu’à Seattle. En 1987, avec des groupes comme Soundgarden notamment, c’est là qu’on a commencé à sentir que quelque chose était en train de changer et qu’il y avait une vraie scène émergente.

Vous aviez sorti quelque chose avec ton groupe, les Storybook Krooks ? Je n’ai jamais rien trouvé.
Oui, on avait publié une cassette. Je me pose la question de la rééditer, j’ai encore tous les masters. Un jour, j’aimerais bien.

C’est à ce moment-là que tu as failli intégrer Nirvana ?
C’était à l’été 1989, j’étais toujours avec le batteur avec qui j’étais allé voir Kiss, et avec mon frère. Les Storybook Krooks commençaient à devenir assez populaires à Seattle, on passait pas mal à la radio et on jouait fréquemment dans les trois clubs punk de la ville. Cependant, on a commencé à en avoir marre les uns des autres. Ça faisait tellement longtemps qu’on jouait ensemble… De mon côté, j’embrassais littéralement tout ce qui se passait à Seattle. Nirvana venait de sortir Bleach, Soundgarden jouait tout le temps, j’allais voir les Screaming Trees et les Fluids, et j’avais envie de faire partie de ça. Mon frère et le batteur, eux, ne comprenaient pas ce qui se passait et ça les inquiétait que je sois à fond là-dedans, alors que moi ça me semblait naturel. Nous nous sommes séparés après un dernier concert. Dans le bus qui nous ramenait, Jonathan Poneman (NdR : co-fondateur de Sub Pop avec Bruce Pavitt), que j’avais rencontré quelques mois auparavant, et qui voulait signer Storybook Krooks, m’a demandé ce qui se passait, et je lui ai dit que le groupe était fini. Il m’a alors confié que Nirvana venait de virer Jason Everman. Il m’a dit aussi que Jason allait remplacer Hiro Yamamoto dans Soundgarden. Nirvana cherchait un remplaçant sachant écrire des chansons, si possible. J’aimais profondément Bleach, j’étais donc intéressé.
Un ami à moi, Justin Williams, qui a joué du violon sur le premier album de Lanegan (NdR : The Winding Sheet), lui avait passé une cassette de Storybook Krooks, et il l’a fait écouter à Kurt. Une ou deux semaines après avoir parlé à Jonathan, je suis allé à un concert de Tad au Vogue, et tout le monde était là : Jon et Bruce, Mark Arm (NdR : chanteur de Mudhoney), Kurt. J’avais déjà vu Nirvana deux ou trois fois donc je suis allé discuter avec lui, et il m’a dit qu’en effet, Lanegan lui avait bien filé ma cassette, mais qu’il ne l’avait pas encore écoutée. On a fini par passer la nuit ensemble à boire des bières et à parler des groupes qu’on aimait. Il m’a parlé de la façon dont Jason Everman lui avait foutu les boules, comme s’il était coincé, avec l’esprit étroit, etc. Je lui ai parlé de Dave Davis et de la façon dont il a eu le son de « You Really Got Me »… Bref, on a bien accroché, on était sur la même longueur d’onde et on a donc programmé une répète rapidement. Il m’a demandé d’apprendre trois chansons : « Mr Moustache », « School » et « Blew », ce que j’ai fait, en plus de « About a Girl » et d’autres. 
Ils répétaient à minuit dans un studio du centre-ville et ils jouaient toute la nuit. J’étais très impressionné et je trouvais ça cool. Kurt et Krist (NdR : Novoselic, le bassiste) avaient des amplis énormes, et le kit de Chad (NdR : Channing, le batteur) était très imposant également. Ils étaient « loud as fuck ». Je venais juste pour une répète et ils jouaient déjà super fort. J’ai adoré et ils m’ont beaucoup impressionné. On a commencé à jouer les chansons que j’avais répétées, on s’est fait un jam bien bruyante, et on a joué deux de mes nouvelles chansons que Kurt a beaucoup aimées et les choses se sont vraiment bien passées. Lors de notre premier échange, il m’avait dit partir en tournée pendant trois semaines et qu’on répéterait à leur retour. J’avais 20 ans, et trois semaines étaient pour moi une éternité. Je lui avais dit que soit on répétait tout de suite, soit je serais dans un autre groupe à leur retour. On a donc fait cette répète avant leur tournée. Ils m’ont dit qu’ils avaient apprécié ce que j’avais fait, qu’ils espéraient pouvoir répéter une fois de plus avec moi, et ça m’allait très bien. Mais ils ont fait, alors, cette tournée en trio et ils ont décidé qu’ils fonctionnaient mieux ainsi.
Une semaine après, j’avais le numéro de Mark Pickerel et je commençais Truly presque immédiatement.
Un jour, Krist devait ramener Chad jusqu’au ferry à l’ouest de Seattle et je suis resté avec Kurt pendant une heure et on a discuté de ce qu’il imaginait pour le Nirvana. Je lui ai dit qu’il lui fallait un meilleur batteur que Chad Channing, et il commençait à penser la même chose. Chad était bon, mais pas suffisamment pour Nirvana. Le batteur préféré de Kurt était John Bonham et le mien était Keith Moon. Similaires, mais différents. Et quand on a parlé du fait que Jason Everman avait intégré Soundgarden à la place de Hiro, on était tous les deux d’accord qu’il était notre membre préféré du groupe et que Soundgarden allait commencer à craindre sans lui.
Comme je le disais, on était sur la même longueur d’onde, un peu comme je l’étais avec Hiro et Mark Pickerel. Nous étions plus proches musicalement qu’il ne l’était de son côté avec les autres membres de Nirvana à cette époque.
Avec Hiro et Mark, on s’est d’abord rapprochés grâce à notre amour commun pour les Wipers et le Gun Club. Des groupes très axés guitares, mais avec également une sensibilité jazz. On écoutait Miles Davis et John Coltrane aussi bien que les Bunnymen ou les Beach Boys, Pet Sounds surtout, mais aussi Black Sabbath, les Stooges et surtout Television, qui m’a beaucoup influencé. C’étaient vraiment nos influences quand nous avons commencé Truly.
Quand Kurt m’a proposé cette place de second guitariste et chanteur-compositeur occasionnel, j’ai vraiment dû réfléchir au fait de tenir un rôle secondaire car je suis avant tout un créateur.

As-tu des regrets que ça ne se soit pas fait ?
J’aurais aimé voir où ça nous aurait emmenés. Quand Truly a signé chez Capitol, on s’est retrouvés à discuter, Pickerel, Kurt et moi, sur ce que Kurt voulait faire, s’il allait dissoudre Nirvana ou pas. Il avait la volonté de faire une musique plus sophistiquée, moins garage. Il voulait faire une sorte de Sgt. Pepper moderne et c’était un peu ce que je tentais de faire également de mon côté avec Truly.

« Nous devions être sur la bande-originale de Singles mais juste avant le pressage du disque, ils ont décidé d’ajouter une chanson d’Alice in Chains qui figurait dans le film, et une chanson des Screaming Trees qui, elle, n’y figurait pas. Le disque était publié par Epic, le label d’AIC et des Trees, et qu’il partageait également le même manager : Susan Silver. Elle a fait du lobbying afin qu’ils soient sur la BO et elle a eu gain de cause à nos dépens. »

© Ross Halfin

Après cet épisode avec Nirvana, tu as sorti un premier EP chez Sub Pop.
Oui, peu de temps après avoir rencontré Mark Pickerel. Il travaillait alors pour un magasin de disques qui s’appelait Peaches. Je crois que Dylan Carson, de Earth, travaillait là-bas également, de même que Lanegan. Kelly Canary, du groupe Dickless, m’avait filé le numéro de Pickerel en me disant qu’il cherchait un nouveau groupe en plus des Screaming Trees. C’était le batteur de mes rêves qui se présentait devant moi, alors je l’ai appelé et j’ai été très surpris qu’il accepte de faire un truc avec moi immédiatement.
Peu de temps avant, après avoir écouté la cassette des Storybook Krooks, Lanegan avait voulu faire un groupe avec moi et Justin. C’est du moins ce qu’il a dit à Justin et je ne me rappelle plus pourquoi ça ne s’est pas fait.
Je commence donc à répéter avec Pickerel et à lui faire écouter quelques chansons que j’avais enregistrées sur un 4 pistes. Il les a trouvées super et les choses ont commencé comme ça. En plus de son boulot chez Peaches, il travaillait pour Sub Pop, et il était en mesure de leur faire des suggestions. C’était en novembre 1989, et Mark devait enregistrer Uncle Anesthesia, donc on a fait une sorte de pause pendant laquelle je suis allé bosser au Studio Robert Lang, et c’est là que j’ai rencontré le premier bassiste de Truly, Chris Quinn. En 1990, Pickerel quitte les Screaming Trees et on se retrouve avec du temps pour enregistrer quelques chansons au studio Robert Lang, justement. L’une d’elles s’appelait « Truly ». Elle finira par s’appeler « Truly Drowning ». C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience qu’on tenait un truc et que le groupe existait. Je crois que c’est Chris qui a suggéré le nom Truly, d’après la chanson. Plus tard, Jonathan Poneman a fait la même suggestion. Je trouvais ça étrange, mais pourquoi pas ? The Who sonnait étrange au début, alors…
On a joué notre premier concert deux mois après, en première partie des Jesus Lizard. Le concert était complet et tout le monde était là. Calvin Johnson des Beat Happening était là, et toute la scène avec lui. Je pense que le concert était bon. Mark a été fabuleux, il balançait ses baguettes en l’air et les récupérait au dernier moment sans jamais manquer une mesure. On était vraiment à fond. J’ai pété ma guitare à la fin du set, et Kim Thayil (NdR : guitariste de Soundgarden) a retrouvé la tête et me l’a rendue plus tard cette nuit-là. Malheureusement, j’ai passé le reste de la soirée à débattre avec Chris Quinn du fait qu’il voulait switcher vers la guitare et laisser tomber la basse. Il voulait chercher un nouveau bassiste. Je n’avais rien contre le fait d’avoir un deuxième guitariste à mes côtés, je ne voulais tout simplement pas que ce soit lui. Son style était trop convenu. Du type Allman Brothers et toute cette merde. J’étais davantage du côté de Sonic Youth et de Television. Je lui ai dit que ça ne le ferait pas, mais il a insisté et ça a finalement abouti à quelque chose de positif parce que c’est suite à ça que Mark a appelé Hiro. On avait déjà enregistré « Heart & Lungs », « The Color is Magic », et « Truly Drowning » à trois, et Sub Pop voulait une quatrième chanson pour faire un EP. Je venais d’écrire « Married in the Playground », et c’est donc la première chanson sur laquelle a joué Hiro.
On a ensuite continué à se prendre la tête avec Chris et ça n’allait plus. On a fini par tomber d’accord sur le fait qu’il ne faisait plus partie du groupe. Le truc marrant c’est qu’il a fini par être le colocataire de Jason Everman qui, lui, venait de se faire virer de Soundgarden.

Arrive la mésaventure avec la bande-originale du film Singles.
(Rires) Oui, initialement nous devions être sur le disque, vu que nous étions dans le film. Mais juste avant le pressage du disque, ils ont décidé d’ajouter une chanson d’Alice in Chains qui figurait dans le film, et une chanson des Screaming Trees qui, elle, n’y figurait pas. Il se trouve que le disque était publié par Epic, qui était le label d’AIC et des Trees, et qu’il partageait également le même manager : Susan Silver. Elle a fait du lobbying afin qu’ils soient sur la BO et elle a eu gain de cause à nos dépens.

Ça craint…
Oui, même si leur titre « Dollar Bill » était super cool.

C’était « Nearly Lost You », le titre.
Ah oui, tu as raison, mais elle n’est pas dans le film, alors que « Heart and Lungs » l’est. Ce qui est dur, c’est que Cameron Crowe (NdR : le réalisateur) a dit dans une interview de 2017 que c’était sa chanson préférée du film. C’est un énorme compliment, mais bon…. À l’époque, le disque a terminé dans le top 10 des ventes. Il aurait pu tout changer pour nous et nous aurait aidés avant que l’on signe chez Capitol.

On arrive enfin à Fast Stories… from Kid Coma. Peux-tu me parler de sa genèse et de ce qui t’a influencé pour faire ce disque ?
Il y a d’abord eu les Wipers, qui était un groupe de Portland qui m’a beaucoup influencé. Bien plus que les Melvins à la même époque. C’était un des premiers groupes punk du Nord-Ouest à avoir tourné en Europe, ce qui était énorme. Je les ai vus à Olympia en 82, et c’était le concert le plus bruyant et le plus enthousiasmant que j’ai vu à l’époque. Leur côté sombre a eu un fort impact sur moi et sur la musique que j’avais envie de faire, elle retranscrivait bien le climat pluvieux du Nord-Ouest. Greg Sage avait son propre accordage et moi-même, en tant que fan de Sonic Youth, j’expérimentais des accordages alternatifs depuis toujours et je voulais que ce travail sur l’accordage, sur le son et sur la texture nous distingue des autres groupes de Seattle. Toutes les chansons de Kid Coma ont un accordage que j’ai expérimenté seul.

« Mark est plus fan de pop que moi, et il a beaucoup apprécié le virage que représentait Feeling You Up, alors que pour moi c’était presque un disque d’inédits et de faces B. Le vrai deuxième album de Truly n’a jamais été fait jusqu’à présent. »

© Charles Peterson

Comment s’est faite la signature chez Capitol ?
C’était une de ces rares fenêtres dans l’histoire de l’industrie musicale où tout était en train de changer à cause de Nevermind et du succès de Nirvana. Entre ce moment-là et la mort de Kurt Cobain, les labels disaient : « OK, je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu fais, mais ça sonne, donc je te signe ». C’est comme ça qu’on a fini chez Capitol en novembre 93. On avait déjà enregistré « Strangling » et « Chlorine » pour un disque qui était censé sortir chez Sub Pop, et « Blue Lights » et « Leslie’s Coughing Up Blood » furent également enregistrées cette année-là.
Ce devait être notre premier album chez Sub Pop, mais ils ont fini par ne plus avoir d’argent et, pour la faire courte, on a quitté leur giron et signé officiellement chez Capitol en décembre 93. On est rentrés à nouveau en studio en janvier 94 et tout était terminé en septembre. L’album est sorti en 95, mais quand je pense à lui, je pense à l’année 94. On y a travaillé avec fureur, sans relâche on a creusé au plus profond de nous-mêmes. Lors des deux dernières semaines, quand on est allés le mixer à New York, je ne me souviens pas avoir autant travaillé de ma vie. Je restais debout toute la nuit. Nous avions de quoi faire un triple album, et il n’y avait personne pour me dire de laisser tomber telle ou telle chanson. Donc une fois que tout a été terminé, nous avions notre album un peu moins d’un an après avoir signé. J’avais l’image de la pochette avec moi pendant deux ans. Je l’ai trouvée dans un bouquin scolaire, et j’ai toujours su que ce serait la pochette de l’album. Ce n’est pas une peinture extraordinaire, mais je trouvais qu’elle capturait bien ce que je voulais faire.

C’est aussi à cette époque que tu as travaillé avec Jim Carroll ?
Oui, pour le film tiré de son livre Basketball Diaries. Il était une de mes influences littéraires.

Quelles étaient les autres ?
J’ai lu beaucoup de William Burroughs, Allen Ginsberg, Hunter S. Thompson et Iceberg Slim qui était un écrivain mais aussi un mac. C’est de lui dont s’est inspiré Ice Cube pour son pseudo. J’aime beaucoup son écriture : très vive, très imagée. Descriptive et unique. Pour en revenir à Jim Carroll, notre avocate, Rosemary Carroll, était son ex-femme et encore son manager, à l’époque. Elle m’a dit que Jim cherchait quelqu’un pour lui écrire de nouveaux morceaux. Il n’avait pas fait de musique depuis longtemps, et le réalisateur du film voulait des nouveaux titres de sa part pour le film.
Un jour, j’ai reçu un coup de fil, j’étais dans mon appartement, et c’était Jim. Je me suis dit : « Wow ! C’est incroyable. » On a parlé pendant une heure et demie/deux heures, et il m’a raconté des histoires impensables. Il aimait parler, on a bien accroché, et on a décidé de bosser ensemble. Mon manager m’a dit que c’était une perte de temps et qu’il fallait que je me concentre sur l’achèvement de Kid Coma, mais c’était l’opportunité de toute une vie pour moi. L’opportunité de travailler avec un des plus grands écrivains du XXe siècle. Je suis très heureux de l’avoir fait. Lorsqu’on a proposé les chansons pour le film, la directrice musicale, qui était également celle de Pulp Fiction, a dit à Rosemary qu’elle aimait la musique, mais pas la voix de Jim. Elle m’a demandé de chanter et j’ai refusé tant c’était absurde. C’était un film sur sa vie, il n’y avait que lui qui pouvait chanter ces chansons, mais elle n’arrêtait pas de la ramener comme quoi elle s’en foutait et n’avait même pas lu le livre et ne savait pas qui était Jim avant d’être embauchée sur ce film. Au final, aucune chanson n’a été prise. Ils ont fini par avoir Pearl Jam pour la chanson « Catholic Boy » et ils ont invité Jim à l’enregistrement. Une fois que les gens de la prod sont sortis, ils ont convaincu Jim de chanter avec eux. Après ça, ils ont juste envoyé leurs bandes et la direction n’a rien pu faire, Pearl Jam étant ce qu’ils étaient à l’époque. Jim figure donc bien sur la BO, et il le méritait. Ça m’a vraiment saoulé, cette histoire, parce que j’avais l’impression que ces chansons collaient parfaitement au film. Elles ont fini par sortir en 97 ou 98 dans le dernier album de Jim.

Revenons à Kid Coma. Vous avez beaucoup tourné pour le promouvoir ?
Oui, il a été publié en juin 95 et on est partis en tournée pendant un peu plus de trois mois aux US, puis on a tourné en Europe en novembre, avec notamment une date à Paris, à l’Arapaho.
L’album recevait des critiques vraiment bonnes en Europe, et pendant ce temps, chez Capitol, les choses étaient en train de partir en couille. Il s’était passé un truc pendant l’enregistrement. J’étais allé à L.A à la Capitol Tower avec mon petit carnet et mes suggestions pour la tracklist, les singles, les vidéos, etc. Je croyais que c’était comme ça qu’il fallait faire avec les majors. Un mec débarque et me dit de ne pas m’en faire pour les singles, qu’on est davantage orientés « album » comme Led Zeppelin ou Pink Floyd et de ne pas me soucier des singles avant le deuxième ou troisième album. Au mieux, il souhaitait que « Chlorine » soit notre premier single. Un titre de onze minutes. On s’est demandé s’ils ne se foutaient pas de notre gueule. Mais après, ils nous ont laissés faire absolument tout ce que nous voulions sur ce disque, nous n’avions aucune pression de leur part. Je pouvais aller au bout de ma vision. À la moitié de l’enregistrement, Kurt disparaît, et à partir de là, comme je l’ai dit plus tôt, l’industrie musicale a dramatiquement changé. Au moment où Fast Stories est sorti, tous nos interlocuteurs dans le label avaient été remplacés. Nous nous sommes sentis orphelins. Les choses ont changé très rapidement. J’ai très vite senti, en regardant ce qui arrivait aux autres groupes, que la sortie du disque n’était plus garantie, que tout pouvait changer à la dernière minute. Il était évident pour moi que la situation pouvait vraiment mal tourner. La seule chose que je pouvais contrôler, c’était la qualité de la musique. Je voulais que l’album transcende la situation et raconte quelque chose sur l’époque dans laquelle nous vivions, qu’il ait une certaine valeur artistique, car tout pouvait s’effondrer à tout moment. C’est ce qui s’est passé. Un gars du label m’a dit qu’un mémo avait circulé disant que les seuls disques à avoir droit à une promotion étaient ceux des Foo Fighters, le boxset des Beatles, et le disque de Bob Segers. C’est comme ça qu’on est passé à la trappe.
Après la mort de Kurt, à Seattle, le mot grunge était devenu une insulte, et tout le monde voulait oublier cette époque, la tristesse, le goût du sombre et du tragique. La dance music devint tout à coup très populaire à Seattle.

Tu as pourtant sorti Feeling You Up à cette époque.
Oui, mais je n’ai pas vraiment apprécié la fin des 90’s. J’avais la sensation de n’avoir ma place nulle part dans ce qui se faisait. J’avais une idée très précise de là où je voulais aller avec Truly, et Feeling You Up n’était pas forcément ce que j’avais en tête.Quand nous étions en tournée en Europe, j’ai composé ce titre, « Leatherette Tears », qui était juste une chanson pop, et c’était une sorte de réaction. On a joué avec Supergrass, et il y avait tous ces groupes comme Blur ou Oasis. Les gens voyaient Truly presque comme un groupe agressif, et j’ai voulu leur prouver que je pouvais écrire des chansons parce qu’ils ne me voyaient pas comme un compositeur. Ils ne voyaient que l’aspect étrange de la musique, donc j’ai écrit quelques chansons très pop et très catchy. Au retour de la tournée, je les ai enregistrées sur un 4 pistes, et tout le monde les a adorées. Parlophone voulait qu’on revienne en Europe, car on y avait notre public, mais un gars de chez Capitol voulait qu’on enregistre un album dans la veine de « Leatherette Tears » tout de suite. Je ne sais pas comment répéter une formule et j’ai senti que la liberté qu’on avait eue sur Fast Stories était de l’histoire ancienne.

Pour être honnête, j’aime beaucoup cette chanson et je peux comprendre qu’elle ait séduit.
Moi aussi je l’aime beaucoup, elle me fait penser à du Phil Spector et aux Ronettes. Mark est plus fan de pop que moi, et il a beaucoup apprécié le virage que représentait Feeling You Up, alors que pour moi c’était presque un disque d’inédits et de faces B. Le vrai deuxième album de Truly n’a jamais été fait jusqu’à présent. À l’époque, je voulais faire quelque chose dans la lignée de Radiohead, des Flaming Lips, et des Queens of the Stone Age. On voulait faire quelque chose d’aussi étrange que Kid Coma, et en même temps, de complètement différent, mais on ne nous a pas laissé le temps de le faire. Je pense que ça aurait été génial.

Vraiment, tu ne vois pas Feeling You Up comme le second album de Truly ?
Non. On l’a enregistré très rapidement, et les chansons sont presque à l’état de démos. Pas mal d’idées d’alors ont fini dans mon disque solo, car Truly, c’était vraiment Mark, Hiro et moi. C’est à cette époque où Hiro a eu son deuxième enfant, donc on est en hiatus depuis.

J’allais dire que Twilight Curtains était votre chant du cygne, mais en fait, non.
Non, c’était une demande d’un label anglais, et ce n’était que des inédits et faces B.

Des années après, en 2004, tu sors ton album solo, Someone, Somewhere.
Un ami à moi m’a montré comment produire de la musique via un ordinateur et Digital Performer et j’ai compris que je pouvais faire un disque de qualité pro, chez moi. Quand j’ai signé chez Pattern 25, ce n’était pas pour beaucoup d’argent, mais suffisamment pour que je puisse acheter un bon ordinateur et quelques micros.
J’ai joué quasiment de tous les instruments sur ce disque et j’ai même pu arranger des cuivres. J’ai pu faire ce que je voulais sans avoir personne sur le dos. Au bout d’un moment, j’ai même arrêté de donner aux gens une date de fin, car je creusais sans arrêt. Il y a eu beaucoup d’exploration, mais aussi des choses qui se sont faites très rapidement. « Vicky and Jacky », « Someone, Somewhere », « Walk Over Downtown Life » et « Yesterday’s War » ont été faites entièrement lors des quatre premiers mois.

Et aujourd’hui, où en es-tu ?
Les choses se sont ralenties à partir de la naissance de mon fils. En 2008, on a joué avec Truly à l’Azkena Festival, en Espagne, et on a joué quelques concerts à Londres, et nous étions bien meilleurs que dans les années 90. On avait enfin un mec très bon aux claviers et au mellotron. C’était très inspirant. Après ça, ma vie s’est tournée avant tout vers mon fils. En 2015, on a fait une autre tournée avec Truly qui s’est plutôt bien passée. Pendant tout ce temps, je n’ai jamais cessé d’écrire et d’enregistrer. J’ai des tonnes de trucs à finaliser. Des choses pour Truly, des choses pour moi en solo.
J’ai un 7” en solo qui n’attend plus qu’à être mixé. La face A est une collaboration avec un Italien et s’intitule « Plastic Violence », et la face B est une reprise des Delfonics, « Hey Love ». Je me souviens d’avoir écouté cette chanson au début des années 90 à Los Angeles dans ma chambre d’hôtel, et elle m’avait bouleversé. C’est cette chanson qui m’a inspiré beaucoup de parties de mellotron qu’on peut entendre sur « Chlorine » et d’autres titres de Kid Coma. Le label canadien qui veut sortir le 7” m’a convaincu de faire cette reprise, et ça m’a pris un temps considérable. Il y a tellement de parties à jouer, mais c’est presque terminé. Le résultat est cool, mais c’était trop de travail pour une reprise. (Rires)

Tu as aussi sorti le single « Wheels on Fire » avec Truly en 2014.
Oui, ça faisait longtemps que personne n’avait rien entendu de nous. On a sorti ce single avec les titres qui ressemblaient le plus à ce que nous étions dans les 90’s, mais nous avons d’autres titres enregistrés au même moment qui sont complètement différents. On n’est plus trop dans la guitare et davantage dans l’avant-garde. Je ne sais pas quand le troisième album de Truly sortira, mais il sera aussi étrange que Kid Coma, tout en étant très différent. Tu ne vas peut-être pas l’aimer, mais il poursuivra ma vision. Ce ne sera plus quelque chose que tu peux contextualiser dans le grunge, ce sera autre chose.

En attendant, Fast Stories va être réédité au printemps par un label espagnol, Bang! Records. À quoi doit-on s’attendre ? Des bonus, des live ?
Oui, Bang! avec un point d’exclamation. Je n’ai pas encore fait d’annonce car on est encore en train de travailler sur l’artwork, mais on va faire en parler très rapidement, et tu auras tous les détails. Un label de Detroit envisage également de rééditer Someone, Somewhere et je pense, de mon côté, à rééditer Feeling You Up en remixant quelques titres. Une fois que tout ça sera sorti, mon objectif est vraiment de sortir ce troisième album de Truly.

Interview réalisée par Max

*qu’on attend toujours

Cet article a initialement été publié dans notre premier fanzine dont Truly faisait la couv. Quelques exemplaires sont toujours disponibles sur commande à contact.exitmusik@gmail.com et il en reste peut-être chez Parallèles, Music Fear Satan et Balades Sonores (Paris) et Total Heaven (Bordeaux)

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