Tool – Fear Inoculum
À trop jouer avec nos nerfs, à repousser constamment l’échéance, Tool ne se serait-il pas tiré une belle balle dans le pied ?
Forcément treize interminables années après 10,000 Days, l’attente est démesurée et nombreux sont ceux qui se ruent sur l’objet tant convoité en se lançant dans des jugements à l’emporte-pièce le disque à peine écouté, à base de « tout ça pour ça ». C’est tentant, c’est vrai. Un peu futile, aussi. S’il y a un groupe qui nous a appris à nous montrer patients, à laisser monter la sauce pour pénétrer son univers si particulier, c’est bien Tool. On parle de métal progressif, pas de punk à roulettes.
Tool, à qui tous ceux qui ont pris la peine de VRAIMENT écouter, reconnaissent au minimum un grand savoir-faire, si ce n’est un génie certain. Tool qui nous livre ici un disque Tool-esque de A à Z, ce qui n’est visiblement pas du goût de tous. On se réjouit que Dino continue de faire du Dino mais pour Tool, il aurait visiblement fallu qu’ils révolutionnent leur musique. Allez comprendre…
Accordons-nous sur le fait que Fear Inoculum manque peut-être un poil d’audace. Le disque est solide sans aucun doute, certains morceaux nous emportent sans mal, les constructions sont comme d’habitude formidablement étudiées mais l’effet de surprise se révèle plutôt rare. Et surtout, il est assez avare en vrais momentums, en riffs qui aplatissent tout le monde, en breaks assassins, en envolées vocales monstrueuses. C’est sans doute ce qui conduit certains à considérer Fear Inoculum comme « sans idées », « vide », « chiant ». Raccourcis éhontés pour ne pas dire gigantesques conneries mais, à l’heure de l’immédiateté et des playlists Spotify qui tournent en boucle, la musique de Tool fait plus que jamais figure d’OVNI. D’autant qu’elle est ici poussée à son paroxysme avec six morceaux dépassant allègrement les dix minutes, souvent plus contemplatifs que par le passé. Ajoutez à cela, une pochette somme toute assez dégueulasse qu’on aurait sans doute déjà trouvé datée il y a 13 ans et le choix curieux d’envoyer au front « Fear Inoculum » comme single, ce qui a également pu décontenancer… Tout en maitrise, il n’est sans doute pas le morceau le plus marquant de ce disque. Soit.
Mais après s’être plongé, replongé dans cet album, laissé de côté les a priori, difficile de ne pas y succomber pleinement… et de se refuser le plaisir d’y revenir régulièrement.
Un disque très immersif, c’est une évidence (nécessitant de ce fait une grande attention, tant pis pour vos notifications Facebook), au cours duquel on ne s’ennuie pas malgré la durée (1h20 !), et qui ne cesse de monter en puissance jusqu’à l’apothéose « 7empest ».
« Pneuma » dont l’intro rappelle curieusement le « Bleed The Freak » d’Alice In Chains ne lâche pas encore tout à fait les chevaux (même si Justin Chancellor nous file de jolis petits frissons) mais ne rechigne pas pour finir en trombe et laisse alors place à la colossale doublette « Invincible »/« Descending ». Nous y sommes ! Cette première n’hésite pas à montrer les muscles (quel final, là encore !) et on se surprend même à entendre un Maynard sous vocoder. SA-CRI-LÈ-GE ! « Descending » est, quant à elle, garnie de soli inspirés d’Adam Jones, de montées faramineuses, de breaks audacieux… Bref du Tool, du vrai et du très bon.
Autre fait inhabituel, la vraie star de cet album – en dehors de la production limpide et clinique, que d’aucuns jugeront « trop propre », trop 2019 ? – se nomme indiscutablement Danny Carey. Si Chancellor se révèle relativement discret (comprendre, pas de lignes de basse mythiques où la Terre cesse de tourner pour l’écouter), si Maynard hausse rarement le ton et laisse volontiers de l’espace aux instruments disparaissant parfois longuement du paysage, si le sieur Jones excepté quelques solos fait davantage dans la sobriété, Carey est omniprésent et fracasse TOUT. Roulements, accélérations subites, jeux de percussions, ambiances orientales, tout y passe. On se tait. On admire. On applaudit.
Souvent en retrait, on l’a dit, Maynard tire davantage la couverture à lui sur “Culling Voices” qu’il porte admirablement. D’abord par un chant clair d’une beauté saisissante puis en chuchotant et faisant monter la tension jusqu’à l’assaut final qui scotche tout le monde. Son magnétisme est intact, pas le moindre doute.
Même s’il s’agit probablement du morceau le plus surprenant du disque, on peut demeurer plus circonspect à l’égard de l’étrange délire électro « Chocolate Chip Trip », lorgnant du côté free jazz qui sert davantage d’interlude/intro à la monstrueuse « 7empest »… et de numéro démonstratif du talent de Carey. « 7empest », donc. 15’44. Morceau le plus énervé, il rappelle la puissance de feu du groupe, jusqu’alors souvent mise sous l’éteignoir par cette science absolue d’instaurer des climats hypnotiques. Si la symbiose entre ces quatre grands musiciens est palpable tout du long, l’aspect viscéral de leur musique semble ici (re)prendre le dessus pour de bon sur l’intellect. L’aboutissement logique d’une œuvre si longue à voir le jour, la fin du doute, la libération.
L’époque veut ça, on adore brûler nos idoles, tailler des croupières aux plus grands comme s’il s’agissait des premiers tocards venus, s’épandre en saloperies plutôt qu’en enthousiasme mais si Fear Inoculum n’est certainement pas le meilleur album de Tool, si on aurait aimé être plus souvent scotché, s’agenouiller devant une indiscutable merveille, il reste un excellent disque qui ne ternit en rien la discographie remarquable d’un groupe fascinant et a tout pour ravir les amateurs de longues envolées épiques. Encore faut-il qu’ils veuillent bien lui accorder le temps nécessaire. Après tout, on a bien attendu 13 ans…
Jonathan Lopez