Tool – Ænima
Tool est un groupe qui peut faire peur. Peur car leur musique n’a pas vraiment d’équivalent et qu’il faut être aussi averti qu’audacieux pour se lancer dans l’aventure. Moi-même j’ai la main qui tremblote à l’idée de m’attaquer à la chose.
Formé en 1990, le groupe fait ses débuts alors que les vagues grunge et néo-métal s’apprêtent à déferler sur le monde. Des styles à la force de frappe redoutable qui ont le don de pouvoir susciter l’adhésion immédiatement (faut qu’on vous réexplique les tsunamis Nevermind et Rage Against The Machine ?). Soit tout le contraire de la musique de Tool qui a tout pour décontenancer le public.
Le premier EP Opiate est déjà un avertissement. Il y a des petits nouveaux plein d’ambition qui tentent un truc dans leur coin. Un mot revient souvent dans les premières interviews du groupe : “l’émotion”. Du métal oui, mais “émotionnel”. Tiens tiens…
Undertow transformera l’essai. Ce groupe est différent, aucun doute là-dessus. Et le mec derrière le micro, un certain Maynard James Keenan est un drôle de personnage. Éminemment talentueux. Les morceaux comme “Prison Sex” ou l’incroyable “Sober” marquent les esprits. À défaut de pouvoir étiqueter Tool, on les range dans la case “à suivre de très près”.
Mais Tool est ambitieux, il aimerait intégrer au plus vite la case “groupe majeur” qui lui semble promise. Les tournées en première partie de RATM, Suicidal Tendencies et autres Rollins Band vont lui permettre de gravir des échelons et d’entrevoir ce Graal. Ænima va les y propulser.
Le groupe sollicite l’aide de David Bottrill, producteur de plusieurs albums de King Crimson, référence absolu du prog rock. Certainement pas un hasard pour un groupe qui s’apprête à inaugurer le métal progressif.
La pochette, un bijou, mérite l’achat à elle seule. Sous forme d’hologrammes interchangeables, elle représente des pupilles dilatées en mouvement, des gens qui baisent, et diverses images provenant d’un univers psychédélique bien barré. La richesse visuelle du groupe (gérée par le guitariste Adam Jones) est toujours allée de pair avec sa musique et il faut absolument voir ce groupe sur scène pour voir s’exprimer au mieux cet aspect essentiel de l’univers du groupe.
Ambiance oppressante qui laisse place à un riff fulgurant. “Stinkfist” déboule pour nous fister. Il ne va pas le faire à moitié. Le morceau est hallucinant de maîtrise, le quatuor nous embarque dans de multiples directions, enchaîne les fausses pistes. On part loin, très loin.
Sur “Eulogy”, rebelote. Après une longue intro qui plante un drôle de décor on se demande bien où on va se retrouver. Des années plus tard, on n’a pas encore vraiment compris où on a atterri mais on y retourne toujours avec bonheur. Ce lieu doit s’appeler Tool land, là où tout n’est que frisson, exaltation, surprise, angoisse, coups de pied au cul… Bienvenue dans un monde où 15 morceaux cohabitent en un. Et se retrouvent intimement liés par on ne sait quel tour de force.
Mais je ne vais pas me lancer dans un “track par track” car ce qui ressort de ce disque c’est avant tout sa cohésion d’ensemble (même les courtes interludes sont indispensables), sa grande fluidité, son aptitude à nous captiver de bout en bout et nous donner le sentiment de vivre quelque chose d’unique. Alors je ne vous dirai rien sur la fabuleuse “H.”, l’ahurissante “Forty Six & 2”, la décapante “Hooker With A Penis”, la planante “Aenima” ou la faramineuse “Pushit” (10 minutes au compteur). Non je garde ça pour moi. Enfin, je dois quand même vous parler de la danse déjantée des claviers sur “Intermission” qui laisse place, dans un contraste saisissant, au riff le plus lourd de l’univers (“Jimmy”) en reprenant le même air sur un ton résolument apocalyptique.
Toujours dans le registre de la rigolade, “Die Eier Von Satan” nous rappelle les heures les plus sombres (et donc glorieuses) de Nine Inch Nails (The Downward Spiral ça vous cause ?). Sur cette musique qui glace le sang, Maynard déclame un texte à la manière d’un dictateur qu’on a tôt fait d’assimiler à Hitler. Les propos eux, sont plus délicats que ceux de ce dernier puisqu’il s’agit… d’une recette de space cake ! Malgré tout, Maynard (gros malin qu’il est) y glisse une référence à ce cher moustachu en répétant à plusieurs reprises “Und Keine Eier” qui signifie “Et aucun oeuf“. Comme Hitler et sa folie de société sans juif, le monsieur souhaiterait faire un gâteau sans oeuf. Une connerie. Voilà un morceau qui symbolise bien l’importance des paroles souvent lourdes de sens chez Maynard. Géniale, tordue, subtile, difficile à assimiler. N’est-ce pas là la définition de la musique de Tool ?
Les morceaux d’Ænima pourraient être disséqués comme une œuvre à part entière tant ils sont riches mais vous vous feriez chier comme des rats morts à lire ça et ce serait l’antithèse parfaite de leur musique. Une musique chargée d’émotion où l’ennui n’a pas sa place.
Car oui la grande perf de Tool, ce qui leur permet de s’installer une bonne fois pour toutes dans la cour des très grands, c’est de parvenir à faire passer autant d’émotions dans leur musique pourtant brutale de prime abord. Et Dieu sait qu’Adam Jones n’est pas le dernier à balancer du riff de brutasse. Mais là où beaucoup se reposeraient dessus pour construire un morceau de 4 minutes bien propre le tout bien emballé avec un refrain efficace à souhait, Tool s’appuie sur son collectif, sa force de frappe monumentale. À savoir : un batteur (Danny Carey) qui sait tout faire et qui est pour beaucoup dans la faculté du groupe à passer d’un univers à un autre, multipliant variations et changements de rythme. Sa batterie est d’ailleurs hors norme (plus de 25 percussions différentes !). Tout comme lui. Un bassiste surdoué (Justin Chancellor), complément parfait de Carey, prodiguant une phénoménale assise rythmique. Et Maynard, l’homme caméléon qui, en bon schizophrène, semble incarner plusieurs chanteurs à la fois tant son registre est large. Une sorte de Mike Patton en moins déjanté (et l’option crooner en moins).
Fort d’un quatuor aussi talentueux, Tool construit ses morceaux méthodiquement, chacun apportant sa pierre à l’édifice pour construire un labyrinthe musical des plus tortueux (la plupart des morceaux durent entre 6 et 10 minutes). Un labyrinthe dont on finit par trouver la sortie au bout d’1h17 de pur bonheur et d’intensité affolante. Qu’il y ait une sortie à ce merveilleux labyrinthe, c’est peut-être là son unique défaut.
Jonathan Lopez