Tom Verlaine (1949-2023)
Nous sommes le 29 janvier 2023, il est 22 heures en France et depuis vingt-quatre heures, mon mur Facebook est couvert d’hommages à Tom Verlaine. L’ex-guitariste de Television, décédé dans la journée du 28 janvier des suites d’une courte maladie, nous dit-on, était pour une communauté, celle constituée des musiciens et fans d’une musique qu’on qualifiera à défaut d’une meilleure appellation « l’indie » un véritable demi-Dieu. En fait, on ne fera pas dans la dentelle et on qualifiera Verlaine de Jimi Hendrix de l’underground. Pour comprendre à quel point il fut influent, il suffit de regarder qui, parmi ses pairs, ont été les premiers à lui rendre hommage : l’amie Patti Smith, bien sûr, mais aussi Thurston Moore, Kim Gordon, Dean Wareham (Galaxie 500, Luna), Chan Marshall (Cat Power), Michael Stipe (R.E.M.), Nels Cline (Wilco), Carrie Brownstein (Sleater-Kinney), etc. Tous ces artistes ne seraient sans doute pas là, du moins sous la forme que nous connaissons, sans Verlaine. L’idée qu’un guitariste de rock alternatif comme J Mascis puisse effectuer de longs solos de guitare ne serait sans doute pas acceptée si Verlaine n’avait pas introduit une bonne dose de classe et de technicité dans le punk rock new-yorkais des années 70.
J’ai comparé Verlaine à Hendrix et si pour le fan de classic rock, cela pourrait passer pour une provocation, pour celui qui connaît un tant soit peu un disque comme Marquee Moon, c’est pourtant une évidence. La musique rock nous a donné de très grands guitaristes mais combien d’entre eux ont-ils réellement contribué à changer la manière de jouer de l’instrument ? Hendrix, sans doute, qui introduisit la fuzz, l’attitude, les solos à rallonge, la wah-wah… et bien, Verlaine a provoqué dans une communauté certes plus réduite une déflagration identique. C’est à Brian Eno qu’on attribue cette phrase comme quoi le Velvet Underground n’aurait au départ vendu qu’une poignée d’albums mais que tous leurs acheteurs auraient fondé un groupe. Je pense qu’on peut dire de la même manière que presque tous les gens qui ont vu Television à ses débuts ont acheté une Jazzmaster et ont commencé par copier le style de Tom Verlaine – rendons à César ce qui lui appartient, Television avait une paire de guitaristes capables de tirer le meilleur l’un de l’autre et il ne faudrait donc peut-être pas oublier Richard Lloyd, de même qu’on ne peut pas vraiment séparer Thurston Moore de Lee Ranaldo. Mais de quel style parle-t-on ici ? C’est un style très droit, propre et élégant qui évite les facilités de la guitare blues rock (notes bleues, bends, gamme pentatonique) et s’inspire pas mal du classique, du jazz et de la country/folk. Le son également est particulier. Quand la plupart des guitaristes, surtout dans le contexte des années 70, ont besoin de beaucoup d’effets – distorsions, echos – pour sonner, Verlaine, lui, va adopter un son semi-clair, accompagné essentiellement d’un delay court pour créer un effet de doubling. Privé du « sustain », cette résonance de la note que la distorsion permet, il devra trouver d’autres moyens de s’imposer. Avec sa manière particulière de tenir le médiator et en baissant légèrement le potard de tonalité de sa jazzmaster, il génère un son à la fois précis et épais, créant un style à la fois technique et minimaliste, inimitable et pourtant cent fois imité. Bien sûr, tout cela ne fonctionne que parce que Verlaine a un sens inouï de la mélodie. Sur des morceaux comme « Venus », « Marquee Moon » ou « Torn Curtain » tirés du premier album, le duo Verlaine/Lloyd fait des merveilles en proposant des mélodies dignes de JS Bach où les notes s’entrelacent pour monter vers les cieux. Et, bien qu’assez virtuose, cette musique est jouée avec une attitude nonchalante typiquement new-yorkaise qui doit beaucoup au Velvet Underground. C’est sans doute cette attitude qui fait qu’on a qualifié Television de punk – ça et le fait que le groupe avait compté parmi ses membres Richard Hell, autre héros du mouvement qui ira former les Voivoids avec un autre grand formaliste de la six-cordes influencé par le Velvet, Robert Quine. Alors, oui, cette musique vient définitivement de la même culture underground qui va donner naissance aux Ramones, mais Television va néanmoins tirer nettement du côté le plus arty du punk, celui de Blondie ou Talking Heads. Si l’attitude est nonchalante, le travail, lui, est réel. Television aura sacrément taffé pour en arriver là. Formé en 1973 et évoluant sur la scène new-yorkaise depuis 1974, il prendra trois ans pour réaliser son premier album – entre temps, le groupe aura sorti son premier single « Little Johnny Jewel » en 1975, Verlaine aura, lui, prêté son talent au Horses de Patti Smith, et le groupe aura bien pris le temps de s’engueuler et de changer de line-up. C’est sans doute ce travail et ce refus du compromis qui auront produit un disque aussi parfait que Marquee Moon, sur lequel on sent une maîtrise esthétique et technique totale – pour moi c’est, sur le plan purement sonore, l’un des plus beaux disques jamais enregistrés : les guitares claquent et la batterie a vraiment une précision que l’on ne retrouve dans aucun autre disque estampillé « punk » de l’époque.
J’ai évoqué le rejet des facilités du blues mais il faudrait sans doute ici quelque peu nuancer le propos. Television rejette le blues rock joué à la sauce Cream ou Led Zeppelin, cette façon d’étirer des notes pour jouer les guitar-heroes en tapant de la penta jusqu’à plus soif. Néanmoins, le groupe joue aussi en un sens son propre blues, beaucoup plus brut et près de l’os, un blues primal et déglingué plus proche des origines, de Skip James ou de Leadbelly que, disons, de BB King ou de Buddy Guy. En cela, et si on ajoute cette esthétique new-yorkaise qui aura traversé les décennies, on voit sans doute le lien avec des gens comme Judah Bauer du Jon Spencer Blues Explosion, par exemple. Mais c’est quand même dans une musique « indie » qui va se situer bien loin des racines du blues qu’on va le plus rapidement sentir l’influence de Television : chez les Feelies, d’abord. Puis, bien entendu, chez Sonic Youth, dont on peut dire, comme je l’ai déjà suggéré ci-dessous que la paire Moore-Ranaldo aura su prolonger en y insufflant son style noisy les idées musicales développées par Lloyd et Verlaine. Plus d’une décennie plus tard, Luna, le super-groupe fondé par Dean Wareham avec des membres des Feelies ou de Mercury Rev, reprendra également les choses là où Television et le Velvet les avaient laissées. Il paiera sa dette en invitant Verlaine pour un solo d’anthologie sur ce qui restera son titre le plus emblématique, « 23 minutes in Brussels ». Ira Caplan de Yo La Tengo, également, est sans doute l’un des autres grands héritiers de Verlaine. Mais l’influence de Television ne va pas concerner que la scène new-yorkaise. C’est une esthétique qui va voyager à Amherst (J Mascis), à Athens (Peter Buck), à Chicago (Jeff Tweedy, David Grubbs), à Stockton, CA (Stephen Malkmus) et à Olympia (Carrie Brownstein), et s’exporter en Angleterre (Wire, The Smiths) ou en Australie (The Clean, The Chills). Bien sûr, ces approches guitaristiques ont leur propre personnalité – plus twangy, plus jangley, plus noisy, plus folkeuse, etc. – mais l’ombre du maître n’en reste pas moins présente sur l’ensemble de la planète « indie ».
J’ai beaucoup parlé de guitare jusqu’à présent mais il faut enfin évoquer la voix de Verlaine, ce chant désinvolte et détimbré qui doit sans doute pas mal à Dylan et à Lou Reed mais qui a aussi sa personnalité propre. C’est un chant à la fois timide et courageux qui va lui aussi avoir une grosse influence sur le monde du rock alternatif. Il suffit de regarder une prestation live absolument fabuleuse de Television chez Jools Holland en 1992, alors que le groupe s’était brièvement reformé pour sortir un troisième album, pour voir la proximité qui existe entre ce chant et celui de Thurston Moore. En 2007, Verlaine s’alliera avec Lee Ranaldo, Nels Cline, Steve Shelley et Tony Garnier, bassiste de Dylan, pour reprendre ce dernier sous le nom de Million Dollar Bashers (référence à un morceau des fameuses Basement Tapes). À cette occasion, le groupe accompagnera Eddie Vedder et Stephen Malkmus sur « All Along the Watchtower », « Ballad of a Thin Man » et « Maggie’s Farm ». Mais c’est bien le morceau sur lequel Verlaine chante, « Cold Irons Bound », qui va le plus impressionner. L’original est déjà un blues cabossé auquel la voix de Dylan donne une certaine profondeur. Verlaine, lui, va accentuer cet effet de déconstruction en le transformant en un blues crépusculaire et fantomatique. « I’m beginning to hear voices and there’s no one around », chante-t-il d’une manière quasi-spectrale. C’est déjà son fantôme qui hante la chanson.
Je n’ai finalement pas dit grand-chose de la carrière de Verlaine. Soyons honnêtes : s’il était passé sous un train en 1978, quelques mois après la sortie de Marquee Moon, la dette qu’entretiendrait le monde du rock alternatif à son égard n’en serait pas moins grande. Le disque est à ce point parfait et séminal qu’aucune erreur de parcours ultérieure n’aurait pu entacher sa postérité. Adventure n’eut pas d’autre défaut que de devoir faire suite à un chef-d’œuvre. Dans un monde où Marquee Moon n’aurait pas existé, il aurait sans doute eu la même importance mais on le considère pourtant comme un « sophomore slump ». Il contient pourtant d’excellentes chansons comme « Foxhole » ou « Days ». Après la première séparation du groupe, Verlaine sortira quelques très bons albums solos puis il se fera assez discret. La reformation déjà évoquée plus haut donnera lieu à un disque homonyme qui ne démérite pas. Au lieu de se contenter d’accepter son rôle de géniteur d’une scène « indie » désormais devenue mainstream depuis que Sonic Youth a signé chez Geffen et de ramasser les lauriers, le groupe préfèrera creuser son sillon avec un disque plus aride et exigeant. Le groupe ne donnera pas de suite discographique à cet album mais continuera de tourner. Richard Lloyd claquera la porte en 2007 mais les trois autres continueront régulièrement, avec notamment un concert en France en 2016 dans le cadre d’un hommage au Velvet Underground à la Philharmonie. Verlaine aura donc joué son rôle de parrain de la scène « indie » jusqu’au bout et le vide qu’il laisse est évidemment immense.
Yann Giraud
Le chanteur guitariste dégingandé au doux nom littéraire méritait bien une playlist fournie et variée. Des classiques indémodables issus du vaisseau-mère Television aux œuvres art rock eighties en solo, des débuts survoltés avec les Neon Boys à la collaboration magique avec les Million Dollar Bashers, sans oublier sa reprise d’un standard de Kris Kristofferson, voici un florilège en trente morceaux pour célébrer la mémoire de Verlaine, non pas l’écrivain, mais l’autre, celui qui écrivait de la poésie directement sur ses cordes de guitare.
Julien Savès