The Telescopes – Growing Eyes Becoming Strings

Publié par le 13 mars 2024 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Fuzz Club, 9 février 2024)

Déjà le seizième album pour The Telescopes et une carrière chaotique qui s’étend sur près de trente-cinq années. Un seizième album qui manqua ne jamais voir le jour, la faute à un disque dur cramé… Le mal du siècle.

Enregistré en deux sessions en 2013, l’une dans le studio berlinois du Brian Jonestown Massacre avec Fabien Lesseur aux manettes, l’autre à Leeds avec leur producteur historique, Richard Fromby, Growing Eyes Becoming Strings sombre dans l’oubli, tel le fléau d’Isildur, jusqu’à ce que Stephen Lawrie le déterre miraculeusement des limbes digitales de son home studio et qu’enfin il arrive jusqu’à nous, aujourd’hui. 

On connaît l’histoire, ça n’est pas la première fois qu’un groupe nous fait le coup de l’album perdu qu’un heureux coup du sort permet de mettre enfin en lumière. Généralement, on se retrouve avec un disque qui pue la face b, la chute de studio et le manque d’inspiration. On se demande alors si le groupe ou l’artiste ne serait pas en train de se foutre gentiment de notre gueule. Le genre de disque que les crétins du Record Store Day s’empressent de nous pré-vendre à des sommes folles, avant de les retrouver dans les bacs promo des disquaires à des sommes un peu moins folles, mais quand même bien tarées (autre sujet). Ce n’est pas le cas ici. 

Growing Eyes Becoming Strings est au contraire un album essentiel dans la définition de la nature profonde de la musique des Telescopes. Il s’agit d’un tour de force stupéfiant qui amalgame les influences tutélaires du groupe et son goût pour les expérimentations variées, en une virée hypnotique, totalement bouleversante, dont on est tombé très vite désespérément accro. Les sept titres qui le composent convoquent bien entendu le space rock, le drone et le psychédélisme qui font partie de l’ADN du groupe, de même que les influences noise et kraut, la sensualité velvetienne et ce je-ne-sais-quoi de purement british. On pense beaucoup aux Spacemen 3, ce qui est toujours une bonne chose, à Cure aussi (un peu, sur « What Do You Love ») et à Jesus & Mary Chain, au 13th Floor Elevators, évidemment, et même à Yo la Tengo (« Vanishing Lines ») quand ils partent dans leurs impros entêtantes et délicieuses. Une large cohorte de groupes donc, dont ils s’approchent sans jamais ni les mimer ni les caricaturer, et qui les place au contraire en leur bonne compagnie, tout en haut de la pyramide psyché, déviante, qui vrille le cerveau et crache des ronds de fumée dans une nonchalance désabusée. 

Une sorte d’évidence émane de cet album, qui nous cueille immédiatement et chaque fois qu’on le relance. On n’y décèle pourtant rien de bien original ni de bien défini, et c’est malgré nous que l’on se retrouve comme habité par la langueur électrique diffusée par des titres comme « Get Out of Me » ou « Dead Head Lights ». Il n’y a aucune réelle aspérité à laquelle s’accrocher et pourtant l’effet de la musique est tenace et ne nous lâche pas, quand bien même notre dernière écoute est lointaine. Voilà, c’est le genre de disque vers lequel on revient systématiquement sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que l’on y trouve un réconfort opiacé dans le tumulte redondant des boucles de guitares et la voix à la fois caressante et ombrageuse de Stephen Lawrie.

Les questions que posent les disques des Telescopes, depuis tant d’années, n’appellent rien de plus que d’autres questions et nous supposons que les boucles que dessinent leur musique, qu’elles soient faites avec des guitares ou avec des synthétiseurs, répondent d’une certaine façon à un jeu de miroirs dont seul Lawrie connaîtrait les règles et dont on serait les heureux participants involontaires (mais consentants). Aujourd’hui, Growing Eyes Becoming Strings poursuit la cavalcade cosmico-trippante entamée jadis dans un autre monde, avec une puissance de séduction et un charme au sommet ainsi qu’un sens du mystère intact qui accentue cette notion de jeu de dupe. On ne s’étonne même plus à y retourner si souvent tant la fascination ne cesse de grandir en nous écoute après écoute. Peu de groupes réussissent pareille prouesse avec un seizième album qui faillit ne jamais voir le jour. Le temps est peut-être venu de reconsidérer la place des Telescopes dans le paysage musical actuel. Est venu, en tout cas, celui de le replacer dans notre panthéon personnel, à une place bien plus haute et bien plus significative. Gageons qu’il en aille de même pour vous si d’aventure vous tentez l’expérience. 

Max

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