Grandaddy – The Sophtware Slump
C’est une manie chez Grandaddy. Attaquer ses albums par un tube imparable. Ici c’est cette pièce magistrale de près de 9 minutes « He’s Simple, He’s Dumb, He’s The Pilot ». Pour beaucoup son chef-d’œuvre. Pour moi, il y a match avec « Now It’s On »… qui ouvrait Sumday. Toujours est-il qu’on a affaire indéniablement à un très grand titre, hymne lo-fi évident, merveille mélancolique. Un parfait résumé de la musique de Grandaddy et un impeccable plaidoyer pour ceux qui ne sont guère familiers avec l’univers de Jason Lytle.
La sensibilité du garçon, parfaitement prégnante dans chacun de ses mots, irradie ce morceau qui semble en contenir trois, n’a de cesse de se déployer pour laisser entrevoir de nouvelles splendeurs insoupçonnées (à commencer par ses chœurs angéliques dans la dernière ligne droite).
Mais si ce morceau (pas si) simple et (pas vraiment) idiot pilote remarquablement cette œuvre que d’aucuns considèrent comme la plus aboutie de la discographie du grand papy barbu (pour moi, il y a match avec Sumday…), il est loin d’être isolé. Et le tracklisting réunit d’ailleurs trois singles parmi les quatre premiers morceaux. Il est comme ça le Jason, il aime dévoiler ses atouts d’entrée de jeu. Pari parfois risqué mais ici gagnant.
Dans la foulée de son morceau phare, on bifurque sur « Hewlett’s Daughter » hésitant entre une fuzz discrète (si, si, c’est possible) et des notes synthétiques venues singer des cordes, façon dîner aux chandelles un brin pompeux. Cohabitation improbable pourrait-on penser, et finalement parfaitement judicieuse. S’en suit le délicat « Jed The Humanoid » où l’on retrouve piano et orgues, bien plus organiques que les bons vieux synthés cheap à mort tant affectionnés par le groupe (qui reviendront – rassurez-vous – dès « The Crystal Lake » qui suit).
Et ce son labellisé Grandaddy trouve ici un écho dans les textes. Sorti l’année du fameux bug (le quoi ?), The Sophtware Slump ne se contente pas d’aligner les bons morceaux, il est construit comme un album concept abordant deux thèmes a priori antinomiques mais si étroitement liés : l’écologie et la technologie. Cette dernière ayant peu à peu pris le pas sur l’humanité réduite au simple rang d’observateur dépassé par les évènements laissant ainsi à une nature à l’abandon… la possibilité de reprendre ses droits.
Ainsi, ce bon vieux Jed évoqué plus haut (dont on avait déjà croisé les boulons sur l’EP Signal to Snow Ratio, sorti l’année précédente) est un robot un peu trop porté sur la boisson et sujet à la dépression depuis qu’il est devenu obsolète… On le retrouve plus loin se lamentant sur « Jed’s Other Poem » (sublime là encore, on en viendrait presque à verser une larme pour ces saloperies de disques durs qui finiront par nous bouffer).
S’il ne possède pas la voix qui te hérisse les poils en deux syllabes ou la palette technique la plus impressionnante des chanteurs-compositeurs que la terre ait jamais portés, Lytle a cette faculté à vous emporter, à dégager une grande sensibilité sans en faire des caisses et vous prendre par la main à la manière d’un Troy Von Balthazar (avec qui il avait partagé la tâche excessivement délicate de reprendre des morceaux d’Elliott Smith, tout sauf un choix anodin). Et si ce disque fleure tout de même un peu la sinistrose (on pense parfois au classique assez éprouvant Electro-Shock Blues de Eels), il n’est pas avare en surprises et subtilités (le remarquable pont de la nerveuse « Chartsengrafs », « Broken Household Appliance National Forest » où une fuzz débarque sans coup férir – coucou Neutral Milk Hotel – pour venir bousculer ce qui s’apparente initialement à une ballade minimaliste… avant de disparaitre soudainement puis de revenir à nouveau causer moult remous).
Un temps comparé à Radiohead, Grandaddy est effectivement capable de multiplier les moments de grâce et envolées mélancoliques mais la comparaison s’arrête là tant les pop songs de Grandaddy sembleront toujours faites de bric et de broc en comparaison au perfectionnisme maladif des cinq orfèvres d’Oxford. Et ce n’est pas une critique puisqu’il s’agit là d’un des atouts du groupe. Cela sonne vrai et spontané avant de sonner élaboré (et dieu sait que ça l’est !). Il se dégage un je-ne-sais-quoi de réconfortant dans cette suite de complaintes désenchantées qui fait qu’on s’y sent extrêmement bien (« Miner At The Dial-A View » bien moins tape-à-l’oreille que les singles cités plus haut mais non moins splendide), entre fragilité, insouciance et maladresse parfois.
Une certaine humilité également, que l’on retrouve jusque dans le titre du disque (non sans un soupçon d’auto-dérision), The Sophtware Slump, faisant référence à l’expression “sophomore slump” utilisée pour décrire un plantage en règle pour un groupe dont on attendait le second album au tournant. Ce fut tout le contraire évidemment, Grandaddy avait déjà laissé entrevoir un fort potentiel avec le brillant Under The Western Freeway trois ans plus tôt et intégrait grâce à ce disque la caste restreinte des groupes indie rock/pop/folk/dépressivo-jubilatoires incontournables et The Sophtware Slump est aujourd’hui encore considérée comme l’œuvre majeure du groupe… avec Sumday, évidemment.
Jonathan Lopez
Une pensée pour Kevin Garcia, bassiste du groupe, disparu en 2017 à l’âge de 41 ans seulement.