A Tribe Called Quest – The Low End Theory
Intro de basse gloutonne. Et Q-Tip rapplique : “Back in the days when I was a teenager…“. Frissons. Ils ne sont pas si nombreux les albums qui, dès les premières secondes, éveillent des souvenirs. Ceux qui semblent vous dire “merci de m’avoir mis dans le lecteur, comment as-tu pu te passer de moi si longtemps depuis la dernière fois ?“. C’est vrai ça, qu’est-ce qui a bien pu nous retenir ? Rien de bien valable. Q-Tip ne nous a pas attendu. Il déroule. À 30 secondes, le beat démarre. BONHEUR. Le refrain ne s’appuie que sur des cuivres. Hip hop raffiné. Hip hop jazz sublimé. Qu’on se le dise, le premier album de A Tribe Called Quest était un avertissement. Ces gars sont doués, tout le monde l’avait remarqué (les fans de Lou Reed, en premier lieu). Mais enquiller avec un tel chef-d’œuvre dans la foulée, cela tenait quasiment du miracle. Si le nom de Q-Tip était d’emblée sur toutes les lèvres et si tous avaient assimilé son flow si particulier, on avait légitimement plus de doutes concernant Phife Dawg. Peu après sa disparition, Saul Williams se remémorait la sortie de ce disque et le choc éprouvé face aux progrès faramineux de Phife “Sur le premier album, il chantait sur quatre morceaux et on se disait “tiens, je sais pas trop ce que vaut ce mec” et puis Low End Theory est sorti, et là on s’est dit “PUTAIN DE MERDE !”” Même un homme de lettres comme Saul en perdait ses mots. Putain de merde. C’était lui le potentiel maillon faible ? Cherchez mieux la prochaine fois. Ici, le cabot mord dans le micro dès l’entame de “Bugging Out” et va le laisser en lambeaux à l’issue de sa prestation. ATCQ est le groupe rap cool par excellence mais on comprend tout de suite que quelque chose a changé. Phife couche tout le monde et le Tribe cogne. Avec sévérité. La basse semble vouloir sortir de l’enceinte, le beat tape fort, si fort. Tremblez. Quelques samples bien sentis, un beat percutant, une basse ronde. Rien de bien sorcier là-dedans. Mais c’est d’une efficacité terrifiante. Les deux compères dégagent une énergie et une complémentarité absolument délectables. L’un est la décontraction incarnée, l’autre, qui aime à se présenter comme “The Five-Foot Assassin”, distribue les uppercuts. Et l’auditeur de se frotter les mains face à cet équilibre parfait. Fort de cette redistribution des rôles, de ce ping pong incessant, le groupe ne passe plus pour des petits gars sympas, l’agressivité est montée de plusieurs crans. Les invités, triés sur le volet, ne se laissent pas intimider pour autant. Lord Jamar et Sadat X de Brand Nubian, Diamond D (D.I.T.C.) et quelques Leaders of the New School (Charlie Brown, Dinco D). Chouette petite liste. Et on allait en oublier un. Sur le dévastateur “Scenario”, un petit gars fait ses gammes. Il s’appelle Busta Rhymes et vient donner des cours de génuflexion à chacun d’entre nous. Sa légende est en marche. Celle d’ATCQ est également en train de s’écrire.
Instrumentalement, c’est la même histoire. Du caviar en tartines. Q-Tip gère quasiment tout comme un grand. C’est le gardien de la Tribe. Les beats sont sévères, ils fleurent bon les 90s. Le boom bap dans toute sa splendeur. Même quand des vapeurs enfumées sortent des enceintes (« Vibes and Stuff » que n’aurait certainement pas dédaigné Cypress Hill), impossible de s’endormir sur ses lauriers. Ni sur son tar-pé. A-t-on le droit de faire sonner une basse si fort que sur « Infamous Date Rape » ? Peut-on parler de concurrence déloyale ? La question se pose. Mais chacun s’en accommodera. Et cela sert parfaitement le discours puisque Tip et Phife ont connu les joies des relations artistes/labels et ont deux, trois comptes à régler. Remontés à bloc, ils ne manquent pas d’allumer leurs nouveaux copains, dans « Rap Promoter » et « Show Business » notamment. Le groove ne laisse jamais vraiment nos guiboles tranquilles mais des parenthèses plus sombres et introspectives viennent parfois intelligemment calmer le jeu. Comme ce « Butter » au saxo si mélancolique. Ça passe comme dans… Vous l’avez ? Je vais me cacher. Ou ce swing tranquille sur « Jazz (We’ve Got) ». Le jazz ? Ils l’ont, indéniablement. Ils l’apprivoisent, le maitrisent, le dominent. Il revient régulièrement mais à doses homéopathiques, juste ce qu’il faut pour ne pas contaminer l’ensemble. Il fait partie de leur identité. Idéal pour contrebalancer l’agressivité évoquée plus haut. L’équilibre parfait, disions-nous. Les auditeurs ne s’y sont pas trompés. Les big boss de Jive Records avaient eux de gros doutes quant au succès commercial du disque. Encore une fois, ils ont eu le nez creux puisque l’album est devenu disque d’or en quelques mois. L’histoire retiendra que The Low End Theory est sorti le même jour que Nevermind. Deux pierres angulaires de leur genre respectif. Il y a des jours comme ça. 30 ans plus tard, s’il est dans la majorité des cas considéré comme leur plus grand disque, Midnight Marauders le talonne de près. Aujourd’hui le mythe est intact, la carrière d’ATCQ demeure exemplaire.
Même un album posthume n’a pu entacher l’image intouchable de Tribe. Phife Dawg est parti pulvériser des micros sous d’autres cieux un triste jour de mars 2016. Huit mois plus tard, We Got It From Here… Thank You 4 Your Service venait donner la leçon. Une dernière fois.
Jonathan Lopez