SLIFT – Ilion

Publié par le 19 janvier 2024 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

(Sub Pop, 19 janvier 2024)

Pour démarrer une nouvelle année de chroniques musicales, le hasard m’a réservé un cadeau de choix : le retour de SLIFT. En 2020, leur précédent album, Ummon, m’avait estomaqué comme peu de disques ces dernières années… Et ce nouvel album constitue déjà un des évènements discographiques de 2024. Ni plus ni moins.

Les Toulousains se sont en effet taillé une (très) solide réputation internationale grâce à l’accueil critique élogieux d’Ummon et des lives de haute volée. Malgré un timing défavorable (hello Covid), ils ont même opéré une percée remarquable sur le continent américain, fait notable pour un groupe hexagonal. Leur premier passage chez KEXP il y a presque quatre ans culmine ainsi à plus de 1,5 million de vues (!), le second qui a à peine deux mois, à presque 300 000. Quelques petits malins du côté de Sub Pop, pas les derniers sur les bonnes pioches musicales, ont flairé le French bon coup à faire. Et voilà que Ilion, le nouvel album de SLIFT sort donc sur le label de Seattle ! Une première depuis Les Thugs, excusez du peu. R.E.S.P.E.C.T…

… mais grosse pression pour succéder au monumental Ummon, un double album dense (onze titres pour 72 minutes) qui défonçait tous les clochers des chapelles de la musique Heavy. Doom, stoner, metal, mais aussi psyché, voire prog, garage, krautrock, le trio réduisait en confettis les étiquettes et slamait sur la Voie Lactée avec ce disque mémorable (à l’artwork sublime, ce qui ne gâche rien). Le nouvel album tutoie les 80 minutes sur huit titres. Hold my beer. Toujours un double, pourquoi faire simple. Il ne suscite forcément plus le même effet de surprise sonore que le précédent mais dessine cependant une certaine continuité (dans l’excellence).

Parmi les huit titres, on ne trouvera pas non plus de bangers aussi imparables que « Ummon » ou « Hyperion ». Le titre le plus court par ici, « Enter the Loop », à peine cinq minutes, n’atteint pas ces sommets et fait office de drone final pour achever un périple stellaire au long cours. Car cet album est aussi dense que le précédent, et se mérite, le trio ayant décidé d’exploser les conventions discographiques les plus courantes et de laisser libre cours à son inspiration sans limites. Les sept autres titres oscillent ainsi entre huit et douze minutes. Ils s’enchainent si bien que lorsque le duo inaugural (aka la dinguerie) « Ilion » – « Nihm » s’achève, plus de vingt minutes se sont écoulées sans que l’on ne s’en aperçoive. À la première écoute, la transition entre les deux titres parait même abolie, la musique semblant tordre le temps. Imaginez le trip du 2001 de Kubrick ou celui d’Interstellar. Chaque piste est une nouvelle épopée. On traverse des pluies d’astéroïdes à la vitesse (lumière) de cette basse qui bondit partout. Les guitares fuzzent et rougeoient à mesure que le rythme devient parfois infernal. La batterie enchaine martèlements telluriques, breaks massifs, crescendos efficaces et alterne habilement les tempi, capable de s’effacer parfois aussi sur les plages plus calmes. Le trio joue une partition dantesque avec une production tout aussi efficace que sur Ummon. Le son est énorme, vaste, les guitares dingues, gavées de delay et reverb, et l’on revoit les images de leurs Levitation Sessions, enregistrées dans un laboratoire scientifique du CNRS surnommé « La Boule », une sphère de 25 mètres de diamètre ! Et cette formation réduite à sa plus simple expression — le power trio — dans ce décor immense, parfait pour leurs aspirations SF. Au service d’un univers vaste comme l’éther. 

Il serait vain d’essayer de décrire chaque titre en détail ou alors il faudrait réaliser une cartographie avec un minutage précis. Les morceaux semblent de petits (space) opéras avec différents mouvements (on penserait presque à Godspeed You! Black Emperor pour le coup) et moult tiroirs qui réservent bien des surprises. On y entre comme on monterait dans un roller coaster qui serpenterait dans un labyrinthe sur une planète inconnue. Si le premier titre, l’incroyable « Ilion », allume les réacteurs après quinze secondes de courte intro, SLIFT réserve aussi de nombreuses plages plus contemplatives avec claviers bien psyché voire de belles harmonies vocales (« Nihm »). Il a même emmené un saxophone dans la fusée sur l’étonnant « Confluence ». On dirait presque un Messa sous speed dans l’espace (cette basse !). Mais le trio, une fois son souffle retrouvé, retourne dans la ceinture d’astéroïdes d’un solo cosmique ou de riffs démoniaques (« Ilion »). Et il n’est pas rare de s’arrêter un poil K.O. et de s’entendre dire : « Putain, ça joue ! » Un trio en osmose qui s’autorise toutes les audaces d’autant que le disque est enregistré live (!) laissant une grande part d’improvisation, notamment pour les performances à la six-cordes de Jean Fossat. Le début tranquille de « Weavers’ Weft » n’est ainsi qu’un prélude pour une nouvelle pluie de météores soniques. Au passage, mention spéciale au travail remarquable entrepris sur les clips de « Nihm » et « Weavers’ Weft », qui convoquent un imaginaire riche, hérité de grandes sagas de cinéma SF. Je serai moins enthousiaste sur l’artwork du disque. Les goûts, les couleurs, c’est personnel… Il sera par contre intéressant de se pencher sur les textes et les références littéraires du trio, abordées dans une excellente interview du groupe dans un fanzine édité il y a peu (non, ceci n’est pas de l’auto-promo, et ce ne sont pas les droïdes que vous recherchez). Après moult écoutes, la seconde partie du disque semble plus contrastée, s’ouvrant davantage aux aspirations psyché du trio, celui-ci s’autorisant même des plages kraut plus hypnotiques comme sur les presque treize minutes de l’épique et ascendant « The Story That Has Never Been Told ». Ce disque plaira aussi aux amateurs de montagnes russes post-rock. Cet avant-dernier titre semble d’ailleurs être le jumeau plus apaisé (même durée à trois secondes près, titre semblable) du plus heurté « The Words That Have Never Been Heard » sur lequel Jean Fossat s’époumone comme un beau diable. C’est que dans l’espace, personne ne vous entend crier. On essaye nous aussi, mais on est aphone devant ce titre incroyable. Et tout aussi impressionné par « Uruk » qui joue davantage la sobriété bipolaire sur deux tiers du titre (qui approche les dix minutes) avant de porter un coup de boutoir final dévastateur. 

Si certains pensaient que l’événement made in France de l’année 2024 était les JO organisés par l’oligarchie, il est encore temps de réviser ce jugement. Et de décerner de suite la médaille d’Or de l’audace à SLIFT, signé chez Sub Pop, et à cet Ilion qui va faire date. Et se positionne déjà comme LE disque français de l’année. Sorry la concurrence. Arrêtez de chercher, en 2024, SLIFT est le meilleur groupe des galaxies connues dans ce triangle entre Toulouse, Seattle et Tatooine. 

Sonicdragao

NdR : Cette chronique peut (et doit) être complétée par la lecture de l’interview du groupe dans le fanzine #3. Toujours disponible mais dépêchez-vous quand même.

Cette chronique a été réalisée sans utiliser aucune vanne mélangeant le nom du groupe à l’adjectif français. Et ça c’est bien.

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