Richard Thompson – Ship to Shore
Dimanche dernier, devant l’entrée du New Morning, où j’allais voir les excellents Messthetics accompagnés par James Brandon Lewis, je fus accosté par un distributeur de tracts, qui cherchait à savoir quel groupe était sur mon t-shirt. « The Cubs ? ». « Non », dis-je, « ce sont les Tubs ». « Ah, et ça sonne comment ? ». « Comme un mélange des Smiths et de Richard Thompson », répondis-je ? Après m’avoir dit qu’il détestait les Smiths – le monde n’est-il pas après tout séparé en deux, ceux dont c’est le groupe préféré, et ceux qui les détestent ? –, il ajouta ne jamais avoir entendu parler de Richard Thompson. « Dommage », dis-je, « il a pourtant joué plusieurs fois dans cette salle ! »
Richard Thompson est une légende vivante. Ces jours-ci, il remplit dans son Angleterre natale des salles de la taille du Royal Albert Hall. Et pourtant, force est de constater qu’en France, il se cantonne à des salles de la taille d’un club de jazz. Difficile de dire si la situation va changer avec ce nouvel album et pourtant, Dieu, qu’il est excellent !
Je sais que notre rédacteur en chef adoré – il relit cet article, comprenez que je ne puisse écrire autre chose – n’aime pas les chroniques qui avant de se consacrer pleinement un disque refont le pedigree de l’artiste ou du groupe dont il est question mais, cher Jonathan, tu devras ici m’excuser : l’ignorance crasse dont Thompson fait ici l’objet ici m’empêche de faire autre chose ! Thompson, donc, fut d’abord le guitariste fondateur de Fairport Convention, un groupe de folk-rock britannique qui dans un premier temps marchait sur les pas des Byrds et autres formations rendant hommage à la musique américaine. Très rapidement, cependant, Richard Thompson et ses camarades – dont la formidable chanteuse Sandy Denny, que nous connaissons surtout pour son duo avec Robert Plant sur « The Battle of Evermore » – réalisèrent que pour créer une musique innovante, ils devaient revenir à leurs racines britanniques et s’inspirer du folk de leur pays, du Moyen Âge à nos jours. Fairport inventa donc sa propre version du folk britannique, quelque part entre folk celtique et un univers pas si éloigné que cela du rock progressif, mais avec du violon ou de l’accordéon en guise de claviers à étages. Thompson, musicien hors pair, développa un jeu de guitare très personnel, se détachant de l’influence blues qu’avaient la plupart de ses contemporains. Si son jeu à la guitare acoustique peut rappeler ceux de Bert Jansch ou de Jimmy Page – lequel s’inspira lui-même beaucoup de divers folklores – son jeu à l’électrique est totalement idiosyncratique. Thompson rejette les bends du blues, les notes avec un sustain infini : il joue le plus souvent en son clair ou quasi-clair, avec un jeu extrêmement nerveux. Durant la quasi-totalité des années 70, il fut pratiquement le seul à jouer comme ça, produisant des disques d’une très grande originalité avec son épouse Linda, et notamment les deux chefs-d’œuvre que sont I Want to See The Bright Lights Tonight (1974) et Pour Down Like Silver (1975). Quelques années plus tard, alors que le punk cède assez vite la place au post-punk et à l’indie-rock, toute une scène va commencer à s’inspirer de ses compositions et de son jeu de guitare dont les Feelies, les dBs ou REM. Il devient alors, à l’instar de Tom Verlaine, le premier guitar hero alternatif, le guitar hero pour les gens qui n’aiment pas les guitar hero, et sera suivi par tous un tas d’autres : Peter Buck ou Johnny Marr, bien sûr, mais aussi Lee Ranaldo ou J Mascis qui, tous, doivent par conséquent un petit quelque chose à Thompsn. Lorsque celui-ci a publié son autobiographie, il y a quelques années, ce n’est pas un hasard si le premier nom figurant en quatrième de couverture pour chanter les louanges du musicien n’est autre que Bob Mould. Si ce dernier est bien moins technique que Thompson, il a vraiment beaucoup en commun avec lui, notamment quand il s’empare d’une guitare acoustique ou dans la manière de poser sa voix. Thompson, lui, après sa séparation d’avec Linda et un dernier disque absolument fantastique avec elle, Shoot Out the Lights (1982), continua de sortir des disques à intervalle régulier n’a jamais cessé de sortir des disques et aucun d’entre eux n’est mauvais. Ils ont peut-être parfois subi la production trop clinquante des années 80, mais contiennent tous des chansons intéressantes. L’une des plus bouleversantes s’appelle « 1952 Vincent Black Lightning » et elle parle de l’amour d’une femme pour la moto qui donne son nom à la chanson et l’homme à qui elle appartenait. Vincent, c’est la marque britannique ultime, et c’est là le génie de Thompson, créer une mystique qui n’est pas marquée par le fantasme américain. Pas de Harley, chez Thompson, on roule à l’Anglaise. Et la chanson, basée sur un fingerpicking d’enfer, est à pleurer. Bref, Thompson est un authentique génie.
Et cet album, alors ? Eh bien, il se situe dans la lignée d’une série de disques qu’on peut qualifier de return to form. Après avoir consacré des disques à l’histoire de la folk music, du Moyen Âge à Britney Spears, puis renoué avec les survivants de Fairport – qu’il n’a jamais trop quittés, à vrai dire – il est revenu à la guitare électrique avec un disque dont le titre disait tout, Electric (2013). Puis, ensuite, il collabora avec Jeff Tweedy, enregistrant dans le Loft de ce dernier un album mi-électrique, mi-acoustique de haute volée. C’est cependant avec son dernier album en date qu’il m’avait le plus touché. Sur 13 Rivers, il y a une chanson intitulée « The Storm Won’t Come » qui démarre l’album et qui est pour moi l’une de ses dix meilleures, avec un solo à se pâmer à la fin. Même si aucune chanson ne me fait autant d’effet sur Ship to Shore, je me demande si le disque dans son ensemble n’est pas encore meilleur. Il y a juste absolument tout ce que j’aime chez ce mec : son sens de la composition, son fingerpicking étourdissant, son phrasé unique, le son de sa guitare absolument sublime. Folk-rock, rockabilly, musiques celtiques, country : comme à l’accoutumée, rien ne lui échappe. J’avais peur qu’à cause du confinement, le barde revienne au folk dans la lignée des concerts qu’il a donnés à la maison. Mais non, c’est l’inverse. Le disque est très électrique, enregistré avec le trio avec lequel il faisait de la scène jusqu’à la pandémie et il a la nervosité de ses meilleurs disques. Il y a même une chanson, « Life’s a Bloody Show » dont les arpèges me rappellent le « Night Comes In » de 1975, qui est l’un de ses sommets. Et toujours pas un mauvais morceau à l’horizon.
Richard Thompson est une force de la nature qu’il faut chérir et la constance de sa production artistique me fait penser à un autre joyau de la couronne britannique (même si plus jeune), Paul Weller, qui nous sort aussi ces jours-ci un album, 66, qui n’a rien à envier à ses meilleurs moments. God Save the Kings!
Yann Giraud