Nick Cave & the Bad Seeds – Wild God

Publié par le 6 septembre 2024 dans Chroniques, Notre sélection, Toutes les chroniques

(PIAS, 30 août 2024)

Faire la critique de Wild God de Nick Cave & the Bad Seeds quatre jours après sa sortie, c’est un peu comme faire un 200 m nage libre contre Léon Marchand. On se sent sacrément distancé. Que dire­­ qui n’ait pas encore été dit ? À commencer par l’artiste lui-même. Non seulement ce dernier entretient-il désormais une relation directe avec son public – conquis d’avance, évidemment – à travers ses fameuses Red Hand Files, ce qui vaut sans doute bien tou·tes les attaché·es de presse du monde – et je ne vous parlerai pas de ce que nous ont fait subir ceux qui s’occupent de ce disque, qui n’auront pas daigné nous laisser écouter le précieux album, dont il fallait garder le secret jusqu’à la dernière minute… Mais en plus, cette fois, l’Australien a fini en plus par sortir du bois, donnant des interviews fleuves à la télé américaine chez Colbert, dans son pays natal, sans parler de la couverture des Inrocks. Apparemment tous ces gens-là avaient le droit d’écouter l’album bien avant nous mais bon, passons… Déjà, des titres avaient été partagés à l’avance ce qui n’avait pas été le cas pour Ghosteen ou Carnage. Puis une fois l’album sorti, ce fut un raz-de-marée médiatique encore plus fort et, généralement, les superlatifs n’ont pas manqué dans la presse. Comme d’habitude, quand il y a un tel flot de louanges au sujet d’un artiste désormais devenu incontournable, les réseaux sociaux voient apparaître contempteurs et contradicteurs. Pour faire son intéressant, il faut bien sûr penser contre l’intelligentsia. Le disque est donc jugé chiant, gênant, mielleux, zélé, mal produit… qui a raison, qui a tort ? Un peu tout le monde. Car finalement, qu’on exerce une dévotion excessive envers Nick Cave ou qu’on déverse son fiel à son sujet, il me semble qu’on passe un peu à côté de la distance analytique. C’est pour cela que, cher·e ami·e lecteur·ice, tu ne vas pas devoir subir de ma part une simple chronique mais plutôt quelques remarques qui viennent peut-être en deuxième ligne et ne sont pas tant une opinion sur l’album que sur la manière de le juger.

Je vais commencer pour ne pas vous prendre en traître par énumérer ce qui, selon moi, explique peut-être certaines réactions épidermiques sur cet album. D’abord, il faut le dire, il est produit bizarrement. N’ayant pu écouter le disque en streaming de manière satisfaisante (cf. ma remarque sur les attaché·es de presse ci-dessus), j’ai acheté le disque dès vendredi – on est très fan de Nick Cave chez les Giraud et il n’était pas question de ne pas posséder le plus vite possible ce nouvel album – et l’ai donc posé sur ma platine. Première interrogation de mon épouse – sans doute la plus fan de nous deux –, pendant le deuxième morceau, « Wild God » : « Est-ce qu’il n’y aurait pas une poussière sur la tête de lecture ? » Et c’est vrai que la question est légitime. Le son des cordes et des chœurs, omniprésents sur ce disque très influencé par le gospel, comme le fut en son temps Abattoir Blues/The Lyre of Orpheus mais aussi plus récemment Carnage, semble lointain, un peu imprécis, tandis que la voix de Nick, elle, est mixée très en avant. Si on reconnaît bien le son de basse de Martyn P. Casey, celui des batteries et percussions de Thomas Wydler et Jim Sclavunos est très en retrait. On reconnaît ici bien la patte de Dave Fridmann au point où parfois on se dit qu’on écoute Ghosteen x Yoshimi Battles the Pink Robots (de Flaming Lips). Ce n’est pas pour me déplaire, à vrai dire, mais je pense que ça peut choquer certaines oreilles car on ne reconnaît pas totalement le son des Bad Seeds. Par ailleurs, globalement, si l’atmosphère de ce disque est relativement gaie comparée à celle de Skeleton Tree ou de Ghosteen, il faut dire que cette allégresse composée par le caractère très emphatique des arrangements et ces « Oh Lord » qu’on peut entendre ci ou là. Un disque « joyeux » de Nick Cave n’est donc pas pour autant léger. Enfin, il faut le dire : s’il y a quelques très bonnes chansons, il n’y a pas de tubes du type « There She Goes My Beautiful World » ou « The Ship Song », pour citer deux des chansons les moins sombres ou enragées de l’artiste. Par ailleurs, le disque utilise une palette de sons et même un peu d’auto-tune, mais il développe une atmosphère assez homogène qui est filée sur l’ensemble de l’album. En cela, il ne change pas vraiment de Ghosteen. On peut se réjouir du retour de la basse, de la batterie et d’une manière générale d’un esprit de groupe mais il ne faut pas pour autant croire qu’il va y avoir des morceaux particulièrement rock sur ce disque. Pas de « Higgs Boson Blues », donc, et encore moins de « Jack The Ripper ». Nick Cave l’a dit à qui voulait l’entendre : c’est l’album d’un homme qui sort la tête de l’eau et s’ouvre au monde. Le deuil des fils est fini et la vie a repris le dessus mais ça reste quand même assez mélancolique sur le fond, comme sur cet hommage à Anita Lane intitulé « O Wow O Wow (How Wonderful She Is) » – oui, c’est un vrai titre de chanson. Bref, voilà à peu près résumé tout ce qui sur ce disque est un peu décalé, discordant et matière à discussion. Et si on ajoute à cela le fait que Cave ne chante pas exactement comme sur ses disques récents mais tente ici un chant plus aigu, parfois un brin plus plaintif, voilà encore de quoi mécontenter certain·es. D’où les « chiants » ou « embarrassants » lus ci et là et à ces critiques on concèdera qu’effectivement il est probable que Wild God n’atteigne pas les sommets de Ghosteen ou même de Carnage et qu’en ce sens il soit un peu en-dessous du niveau moyen de sa discographie depuis maintenant une douzaine d’années. Les critiques publiées qui postulent avoir affaire à un nouveau chef-d’œuvre témoignent peut-être ainsi d’un enthousiasme excessif.

Mais la critique virulente est-elle pour autant justifiée ? Eh bien, je dirai que non. Ce qui pour moi relève d’une erreur d’appréciation dans cette critique, je l’expliquerais par la croyance, erronée selon moi, que le flux d’un artiste – son nouvel album, ses nouvelles chansons – serait indépendant de son stock – son répertoire. Nick Cave aurait pu arrêter de sortir quoi que ce soit de nouveau après 1998 et son héritage n’en serait pas moins grand. En live, il tiendrait facilement un set de deux heures rempli uniquement de morceaux antérieurs à Boatman’s Call et personne n’y trouverait rien à redire. Pixies a donné récemment à Rock en Seine un set dont seuls quelques titres étaient postérieurs à Trompe Le Monde et tout le monde a trouvé cela acceptable. Personne ne s’est dit « les nouveaux morceaux sont gênants ou embarrassants ». Tout juste a-t-on pu penser qu’on ne les réentendrait plus d’ici deux ans tandis que « Vamos » ou « Debaser », eux, seraient toujours de la partie. Nick Cave, lui, n’a pas pris cette voie. Il ne sort pas des disques juste pour tourner mais pour creuser un sillon, continuer à explorer. Il a changé sa manière d’écrire, de chanter, il a substitué Warren Ellis comme collaborateur principal à Mick Harvey ou Blixa Bargeld, que d’aucuns jugeaient indispensables à l’équilibre des Bad Seeds – vingt ans et quelques chefs-d’œuvre plus tard, force est de constater qu’ils avaient tort. Tout cela relève du miracle. La plupart des gens qui comme lui évoluaient dans le monde du rock déglingué – de Rowland S. Howard à Daniel Darc – ont fini overdosés ou en vieux alcooliques. Mais lui a survécu et il nous sort Abattoir Blues, Push the Sky Away ou Ghosteen, des disques avec de véritables propositions artistiques et pas juste des resucées de ce qu’il aurait déjà fait en mieux il y a 30 ou 40 ans. Donc, pour moi, s’il n’y a ne serait-ce qu’un morceau qui tienne à peu près la route sur ce nouveau disque, qui vienne se caser à peu près au niveau – et même un peu en dessous – de « Tupelo », de « Jubilee Street » ou de « Hollywood », c’est déjà énorme. C’est comme exhumer un enregistrement inédit de Rostropovitch ou des chutes de prises de voix de Freddie Mercury. C’est toujours bon à prendre. Dans le cas présent, et après juste trois écoutes, j’en entendais déjà deux, « Frogs » et « Conversion», deux chansons dont on perçoit déjà qu’elles vont bien vieillir et prendre tout leur envol en concert. Pour cette raison, pour moi, un disque avec deux grands morceaux de Nick Cave, même si le reste est moyen ou en deçà de ses disques précédents, reste tout aussi intéressant qu’un disque de dix bons morceaux d’un groupe moyen. C’est en cela que les tops de fin d’année sont toujours un exercice périlleux. On va comparer un disque légèrement décevant d’un géant ou d’une géante – du type Nick Cave, PJ Harvey, Thom Yorke, par exemple – au bon disque d’un groupe qui est encore loin d’avoir établi sa place dans l’histoire de la pop – ici, je vous laisse mettre le nom de groupe de votre choix, je ne veux pas m’attirer des ennuis.

Pour résumer, donc, Wild God est un disque relativement délicat à apprécier et une énième réinvention d’un artiste qui n’a de cesse d’évoluer. S’il ne peut prétendre au statut de chef-d’œuvre, il a notamment le mérite de témoigner de la capacité de Nick Cave à nous surprendre tout en continuant de créer une œuvre idiosyncratique et immédiatement reconnaissable.

Yann Giraud

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