Nick Cave & The Bad Seeds – Ghosteen
Il est parfois difficile d’accepter qu’un artiste qu’on a tant aimé emprunte une voie nouvelle, se métamorphose radicalement, laissant derrière lui un passé semblant désormais si lointain, comme lorsqu’on retombe sur une vieille photo poussiéreuse en noir et blanc ravivant des souvenirs enfouis.
Les souvenirs d’un Nick Cave vociférant dans un vacarme infernal au sein du Birthday Party ou lorsque ses Bad Seeds étaient encore incontrôlables, ont été gravés sur disque et ne demandent qu’à rugir de nouveau dans nos enceintes. Mais pour le Nick Cave 2019, il faut s’attendre à autre chose.
Ghosteen semble entériner une trilogie (qui n’en est pas vraiment une) initiée par Push The Sky Away. Cet album marquait le début de l’ère Warren Ellis, celui-ci ayant définitivement pris le pouvoir après le départ de Mick Harvey, dernier garant de l’héritage punk des Bad Seeds, lequel avait déjà pris du plomb dans l’aile lorsque Blixa Bargeld avait quitté le navire en 2003. Sous le joug d’Ellis, les mauvaises graines se sont assagies, les guitares domptées au profit d’ambiances plus calfeutrées. Mais Push The Sky Away n’en demeurait pas moins un disque sublime dans lequel Nick déployait son charisme vocal intact au sein de titres mémorables comme « Jubilee Street » ou « Higgs Boson Blues ».
Il y avait eu ensuite Skeleton Tree, dont le processus de composition fut tragiquement marqué par le drame insondable qui a frappé Nick Cave. La mue musicale était déjà entamée mais le Nick Cave d’aujourd’hui n’est évidemment plus du tout le même homme et, par ricochet, plus vraiment le même artiste. En résultait un disque très sombre, plus radical que son prédécesseur mais d’où émergeaient là encore de pures merveilles du calibre des plus grands titres Cavien (“Jesus Alone”, “I Need You”).
Suite logique, Ghosteen marque toutefois un nouveau virage. Il suffit de s’attarder quelque peu sur cette pochette, aussi repoussante soit-elle, pour le constater. Le noir presque immaculé de Skeleton Tree illustrait le vide, l’absence, le néant. Sur le tableau de Ghosteen, à l’évidente portée religieuse, c’est tout l’inverse. Les couleurs irradient, et avec elles, la lumière, la vie. Et son contenu est dans la même tonalité, fortement imprégné de spiritualité, mais étrangement plus malaisant que son prédécesseur. La douleur était bien présente sur Skeleton Tree mais à l’écoute de Ghosteen, c’est comme si nous assistions depuis les premières loges aux adieux d’un père à son fils. Et d’éprouver une certaine impudicité face à des propos si viscéraux, sublimés par des compositions élégiaques, nous qui leur sommes totalement étrangers.
Ce choix d’une œuvre si personnelle, probablement cathartique, de mettre en musique une douleur ineffable, appartient évidemment totalement à son auteur, et il n’est en aucun cas question de le remettre en cause ici. Mais il y a de quoi être décontenancé face à une telle mise à nu. Si les mélomanes que nous sommes ne pouvons réfréner l’émotion que dégagent certaines pièces de choix (la sublime « Bright Horses », le déchirant « Waiting For You », la grâce des chœurs de « Leviathan » et « Sun Forest »), succomber face au chant d’un Nick Cave marqué dans sa chair et totalement investi dans son œuvre, si les arrangements demeurent admirables, la cohérence absolue (presque trop d’ailleurs tant ce disque est uniforme), il nous parait difficile d’abonder dans le sens de ceux qui considèrent comme un chef-d’œuvre un disque si austère et terriblement éprouvant face auquel il reste compliqué de briser la glace.
En fin d’album, l’incroyable « Hollywood » (où la batterie portée disparue daigne enfin réapparaitre) semble hésiter constamment entre tension et libération, entre déni et acceptation. Puis, Nick laisse tomber définitivement sa carapace et répète à l’envi des propos lourds de sens “everybody’s losing someone. It’s a long way to find peace of mind“. Il n’a probablement jamais chanté si aigu, il s’est rarement montré si touchant. Voilà qui finit de nous convaincre de laisser de côté nos réserves pour nous incliner face à la beauté.
Ce disque, malgré son caractère repoussant, son extrême gravité, est doté d’une aura indéniable. On s’imagine toujours difficilement le réécouter mais il nous fait replonger dès lors qu’on s’immerge courageusement. Il requiert un investissement total, des conditions idoines, un état d’esprit résolument optimiste sous peine de sombrer avec Nick Cave. Mais sombrer en compagnie d’un artiste de cette envergure, sonder les tréfonds de son âme malmenée reste une expérience unique et fascinante.
Jonathan Lopez
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