R.E.M. – Monster (25th anniversary edition)
Un bref moment, à la fin de l’année 1994 ou au début de 1995, Michael Stipe est mort. Si, si. Je me revois apprendre la nouvelle en lisant les brèves du dernier numéro en date du désormais défunt magazine Guitare Planète. Évidemment, la nouvelle fut démentie dans le numéro suivant. Le chanteur de R.E.M. s’était peut-être fait mal au dos et avait annulé deux dates de la tournée et le stagiaire du journal avait sans doute mal lu. C’était donc le milieu des années 90, quand on n’avait pas encore internet pour vérifier les informations, qu’on se demandait si Eddie Vedder allait suivre le chemin de Kurt Cobain et commettre l’irréparable et si le tant attendu nouvel album des Guns N’ Roses allait enfin sortir…
Je ne me souviens plus précisément de la date mais mon père m’avait rapporté trois disques au retour d’un court séjour en Angleterre. Il y avait un import japonais des Yardbirds – ça c’est parce qu’à l’époque, mon obsession principale était Jimmy Page et Led Zeppelin même si ça commençait à céder la place à des choses, disons, plus énervées –, Strangeways, Here We Come des Smiths – j’y reviendrai plus loin – et, donc, Monster de R.E.M. Qu’il ait fallu attendre qu’on me l’offre prouve une chose : je n’étais pas un gros fan du groupe d’Athens. R.E.M., pour moi, avait le même statut que Crash Test Dummies ou The Connels. « Losing My Religion » ou « Everybody Hurts », on les écoutait sur Fun Radio ou Skyrock entre Four Non Blondes et autres Counting Crows. Ce n’était certes pas désagréable – c’est sûrement plus sympa que devoir s’enfiler MHD et Aya Nakamura – mais c’était un peu la musique des autres. J’avais bien conscience que R.E.M., c’était un peu plus que ces singles, qu’il y avait une flopée d’albums avant l’ère du succès européen. Il y avait même cette amie de ma cousine que je trouvais très jolie et qui ne jurait que par eux. Mais je n’étais pas allé plus loin. Puis il y eut « What’s The Frequency, Kenneth? », une chanson dont je ne comprenais pas le titre mais dont la guitare distordue était plus en phase avec mes aspirations du moment. Là, R.E.M. commençait sérieusement à m’intéresser, mais pas encore assez pour que je me rue sur le disque dès sa sortie.
Ce que j’ai préféré de Monster, dans un premier temps, ce fut la pochette, pas tant la couverture du disque que le livret, sa matière, ce papier mat, l’odeur de l’encre. Et puis les photographies : ce fauteuil en cuir vert, les membres du groupe. Notamment Michael Stipe, chauve, qui faisait la moue. Avais-je d’ailleurs déjà été fan d’un chanteur si dégarni ? Je ne crois pas (non, je n’écoutais pas Frank Black, ça viendrait après). Et la rondelle elle-même, bleue. Comme ce bleu qui remplace désormais l’orange de l’édition originale – le moindre des révisionnismes de cette réédition mais ça aussi, j’y reviendrai. J’ai donc posé cette rondelle sur mon ghetto blaster Sanyo. Et je me souviens que le disque m’a quelque peu décontenancé. Il y avait des tubes comme « Strange Currencies », « Bang and Blame » mais aussi des choses plus bizarres. Cette voix haut perchée sur « I Don’t Sleep I Dream » et « Tongue », un sentiment étrange, celui d’un disque pas toujours enregistré ou mixé au bon tempo, avec ces tremolos de gratte un peu décalés, cette distorsion sale, trop sale pour un disque de grande consommation. On disait que c’était le disque grunge de R.E.M., celui qui ferait le pont entre les origines du groupe et les générations d’artistes qu’il a inspirés. Il y avait de cela, bien sûr, et je crois que j’en étais parfaitement conscient, mais il y avait autre chose, quelque chose que mon moi de 15 ans a senti mais n’a pu expliquer à l’époque, une sorte de trouble.
Aujourd’hui, ce qui me troublait alors me semble on ne peut plus clair. Monster, au-delà de sa proposition musicale est un disque d’une profonde sensualité. À l’instar de Morrissey, que je commençais à écouter au même moment – Strangeways, donc –, Michael Stipe ne faisait pas particulièrement étalage de sa vie sexuelle. « Happy Shiny People », c’était quand même le degré zéro du sex-appeal. Mais le groove de « King of Comedy », la voix de gorge profonde qui dit « on command » sur « Circus Envy », le tempo langoureux de « Crush With Eyeliner », ce « uh uh » salace sur « Frequency »… Oui, Monster était l’album où Michael Stipe nous disait « je baise ». Et c’est aussi l’époque où le chanteur commençait à laisser de côté sa timidité pour une approche scénique plus animale, plus queer aussi, sans doute. Je n’arrive pas à me souvenir si l’homosexualité de Stipe m’était si évidente à l’époque. Tout ce que je peux dire, c’est que jusque-là, les chanteurs masculins que j’écoutais se rangeaient en deux catégories : les hétéros-machos décomplexés du genre Robert Plant – je me souviens d’une interview au moment de la sortie de No Quarter où il disait quelque chose du genre « dans les années 70, je chantais la bite à la main » – et les chanteurs à l’homosexualité débridée et excentrique, paradoxalement plus « acceptable », comme Elton John ou Freddie Mercury. Michael Stipe, c’était autre chose, c’était troublant. J’étais ultra fan de Queen mais l’idée d’un flirt avec Mercury ne m’aurait pas particulièrement enthousiasmé. Mais Stipe implorant « Let me in », en revanche, c’était autre chose… Et c’est peut-être parce qu’il y avait ce trouble à un âge où l’orientation sexuelle n’est pas pleinement déterminée que le disque provoqua en moi autant de plaisir que d’inconfort, un vague sentiment d’insécurité et d’oblicité que je retrouverais un peu sur New Adventures In Hifi et sur Up, mais plus vraiment par la suite. À la réflexion, je comprends mieux pourquoi j’ai tant détesté Accelerate (2008) à sa sortie. Accelerate, c’était Monster sans l’ambiguïté. Tout y était en place, direct et calibré pour un maximum d’efficacité. Le caractère délicieusement bancal de Monster était passé à la trappe. Quand ce dernier est un disque de rock juste, Accelerate est juste un disque de rock.
Il y a donc quelque chose de générationnel à propos de Monster. Je crois que celles et ceux qui l’ont découvert entre, disons, quatorze et dix-huit ans l’ont profondément aimé, que ce qui se rapporte à ce disque est pour eux de l’ordre de l’intime. Celles et ceux que le groupe avait accompagnés depuis le milieu des années 80 et qui avaient déjà vu en Green la fin d’une époque n’avaient juste pas très envie de s’intéresser à ce disque de millionnaires – le groupe avait signé l’un de ses plus gros contrats avec Warner juste avant sa sortie.
Cette réédition nous offre enfin l’occasion de l’écouter en vinyle. Ceux qui ont un pressage original de 1994 peuvent sans doute envisager la retraite avec sérénité. Je n’arrive pas à dire si le remaster apporte grand-chose. Si je n’entends pas la différence, c’est que ça doit être bien, j’imagine. Il faut dire que le disque n’a pas pris une ride, que ses guitares sont toujours aussi tranchantes, que c’est toujours l’une des plus belles performances de Michael Stipe à ce jour, que la basse et les chœurs de Mike Mills sont toujours aussi parfaits, que le groove de certains morceaux est toujours aussi assassin et que le disque m’apparaît toujours aussi parfait dans ses imperfections. Mais pourquoi alors ce remix révisionniste ? Scott Litt a semble-t-il pensé que Monster avait besoin d’une mise au point, que son caractère tordu devait être gommé au profit d’une version plus ligne-claire. Il a enlevé des effets, remis la voix en avant, lourdement insisté sur des détails qui ne devaient pourtant leur charme qu’à leur discrétion, comme ces chœurs féminins assez lourds sur la fin de « King of Comedy » ou la voix de Mills surmixée sur le refrain de « Circus Envy ». On perd du mystère, on perd de l’ambiguïté et au final, on a l’impression d’une interprétation à contresens du disque originel, d’écouter des prises live à peine mixées plutôt qu’une couleur d’ensemble. Achetez-le donc en double pour les superbes notes de pochette et les illustrations intérieures mais contentez-vous d’écouter le premier des deux disques. Cela vous évitera le sentiment désagréable qu’on a tenté de vous dérober vos émois d’adolescent(e)s.
Yann Giraud