Melvins – Tarantula Heart
Buzz Osborne et Dale Crover ont eu tôt fait de comprendre que le secret de longévité de la vie d’un groupe / couple réside dans la capacité à pimenter les ébats en invitant de façon régulière de nouveaux participants. En version threesome, les Melvins ont continuellement fait valser la troisième roue* du carrosse, si bien que la morgue des bassistes est désormais pleine. En 2006, les Melvins, qui étaient soudain passés en formation « partie à quatre » avec Jared et Coady de Big Business, avaient déjà accouché de l’un des meilleurs disques de leur pléthorique discographie, j’ai nommé (A) Senile Animal. Cette méthode, qui consiste à jeter un musicien juste après l’avoir utilisé et de vite passer à un autre, a toujours fonctionné à merveille pour Buzz et Dale. Les deux vieux comparses ont eu l’excellente idée, pour ce tout nouvel album, de récidiver. Steven McDonald (de Redd Kross) fricote avec les Melvins depuis 2015 environ, et alors que l’album précédent, conçu en trio, avait déjà été un très bon cru (Bad Mood Rising, sur Amrep), ne voilà-t-il pas que pour Tarantula Heart, deux nouveaux intervenants sont invités à la copulation : Roy Mayorga (de Nausea) officie à la seconde batterie et aux effets électroniques, et le guitariste fou, Gary Chester (sur son CV figurent les noms de Ed Hall (vieux groupe noise de chez Trance Syndicate hautement recommandable) et de WE are The Asteroid (groupe texan allumé ayant récemment tourné avec les Melvins) s’active sur sa slide. Sachant que le producteur et propriétaire du minuscule studio d’enregistrement, Toshi Kasai, a l’habitude de foutre ses doigts un peu partout, autant dire que nous avons affaire ici à une véritable partouze. Ça gicle dans tous les sens. Ça fuse, ça s’étire, ça secoue, ça accélère puis ça ralentit. Ça bouge et ça s’immobilise. Ça hurle et ça gémit. Ça monte et ça redescend. C’est l’éclate totale, une succession ininterrompue de soubresauts et d’orgasmes !
Tout avait commencé par de longues, par de très longues prémices. Des prémices qui tiennent sur toute la première face de l’album : « Pain Equals Funny ». Dix-neuf minutes au compteur. Généralement, j’aime pas trop ça, les prémices, je préfère lorsque l’on passe tout de suite à l’acte, et pourtant, ce gros morceau est simultanément un des trucs les plus ambitieux que les Melvins aient jamais réalisé et un de leurs plus beaux accomplissements. « Pain Equals Funny » s’articule autour de sonorités seventies – lors de l’intro, le grain libidineux de la basse de McDonald peut légitimement donner la trique –, et, de par sa durée, est teinté d’une inévitable touche prog. Il dissimule également un aspect doom, avec la lourdeur naturelle des Melvins qui essaie tant bien que mal d’échapper à la gravitation universelle. Le résultat affiche un space-rock répétitif, méditatif – pas contemplatif, OK ? On est pas là pour admirer le paysage mais au contraire pour se perdre –, qui réussit l’exploit absolu de ne jamais devenir chiant. Comment font-ils ? En essayant des positions différentes, bien entendu ! Tellement de possibilités, à cinq… L’enchaînement d’un plan à l’autre, effectué par la section rythmique à la 6ème minute de jeu, par exemple, est d’une simplicité effarante… et pourtant d’une originalité incroyable ! La longue marche joviale qui suit se transforme sans prévenir en une lente montée s’étalant sur 4 ou 5 minutes de bien-être. Elle nous fait alors voyager loin, très loin, nous fait planer sous les effets d’effluves psychédéliques, jusqu’à ce qu’à la 13ème, MacDonald, encore lui, place une ligne de basse jubilatoire. Damn. Les Melvins seraient-ils parvenus, sur cette face A, à atteindre le niveau d’extase recherché, en vain, par tant de groupes ultra pénibles des seventies, Pink Floyd en tête ? Sans sourciller, nous venons de nous enfiler 19** minutes de prog rock triomphal. Nous voilà chauds bouillants, émoustillés, alors vas-y, le moment est venu, tourne-toi ! Je m’adresse bien entendu à cette magnifique rondelle de vinyle noir au centre de laquelle a été percé un tout petit trou.
Sur la face B, les Melvins partent tout autant en vrille. Le grandiose « Working The Ditch » se construit autour d’un riff massif sur lequel on bloque des mesures durant. Le chant s’entortille, se gave progressivement d’effets improbables pendant que l’on patauge dans une orgie de larsens et qu’une coulée de perturbations électroniques s’abat sur nos pauvres caboches :
« It was a dark time for us
the whole goddamn godless world
for now or with the other
I never liked so much »
Buzz, évoque-t-il la pandémie que l’on vient péniblement de traverser ou autre chose ? Selon lui, le monde d’après serait tout aussi pourri que le monde d’avant, si ce n’est plus ? La grande faucheuse*** que l’on voit sur la pochette (tons oranges) illustrerait-elle ce titre en particulier ? Il faudrait demander à sa femme, Mackie Osborne, une fois de plus responsable de l’artwork, mais on n’a plus le temps de se poser des questions : le morceau suivant vient de commencer, et il s’agit du plus zarbe de l’album. « She’s Got Weird Arms » est authentiquement mélodique, quasiment pop dans l’âme, mais étrangement foutu, comme s’il tournait à l’envers, s’articulant dans le mauvais sens pour mieux remonter dans le temps. Il n’en reste pas moins que c’est le morceau préféré de la succulente Taylor Swift (qui a choisi la même date de sortie pour son sublime The Tortured Poets Department : le 19 avril ! Il n’y a décidément pas de hasard), une sucrerie véritable dont on aura bien du mal à se dépêtrer. Des convulsions guitaristiques hallucinatoires viennent également égailler « Allergic To Food » – revoici les paluches de Gary Chester en pleine action ! –, un morceau plein de jus qui devrait vite emballer les amateurs des Butthole… Surfers. Et je sais qu’ils sont nombreux dans la salle, les petits coquins ! Il ne reste plus qu’un titre à décortiquer, et même si « Smiler » se positionne comme étant la composition la plus classique de cette nouvelle livraison, il sera impossible d’y résister. Là encore, les guitares s’affolent, les deux batteries s’excitent l’une l’autre, la basse offre un groove lubrique, et les cris de ralliement de Buzz permettent de (nous) finir en beauté. Puis de nous vautrer sur le dos, comblés. Tu veux une clope ?
Avec « Smiler » – les effets d’une certaine drogue qui détend les sphincters ? –, nous ne parlerons pas de point d’orgue de l’album, puisque Tarantula Heart regorge de trouvailles, d’autres points culminants et d’excentricités jouissives, mais terminer le disque par un morceau hyper efficace qui aurait fait un opener idéal (simultanément, n’importe quel autre groupe normalement constitué aurait décidé de faire figurer l’épique « Pain Equals Funny » en toute fin de parcours) nous permet de nous rappeler qu’il n’y a jamais de logique avec les Melvins, que rien n’est prévisible, écrit à l’avance. Jamais Dale et Buzz n’ont connu la routine en quarante ans de vie commune, et c’est certainement grâce à ces prises de risques incongrues et ce besoin permanent d’expérimenter / créer / se réinventer / se surprendre qu’ils continuent encore aujourd’hui de faire de la musique ensemble, de nous procurer du plaisir sur scène comme à la maison.
Mieux qu’une formidable réussite, Tarantula Heart s’avère être une véritable libération pour un groupe qui, après quatre décennies d’une activité incessante, reste aussi pertinent qu’à la première heure****. Un groupe qui se permet d’innover tout en se répétant ; malgré les nouveaux territoires explorés, on sait d’emblée que l’on est en train d’écouter les Melvins. Lorsque sera venue l’heure de tirer le bilan, Tarantula Heart se placera sans forcer tout en haut du panier des meilleurs disques des Melvins, avec… vos quatre autres préférés, que vous citerez vous-mêmes ici, pour vous votre plus grande satisfaction ! Allez, pour ma part, le couteau sous la gorge, je dirais : Stoner Witch, Houdini, Ozma, (A) Senile Animal et donc, désormais, Tarantula Heart pour la quinte flush royale. Ce dernier pourrait même bientôt se faufiler jusqu’à la troisième place…
Plus que jamais : LISTEN TO THE MELVINS!
Bil Nextclues
* Intéressant de constater que Lorax a été la seule et unique (à moins que je n’oublie quelqu’un ?) fille à un jour faire partie des Melvins. Buzz et Dale seraient-ils de gros misogynes ? Je peux vous garantir que ce n’est pas le cas… mais j’ai aussi ma petite idée sur les raisons de ce choix de ne tourner qu’entre mecs. Là aussi, l’instinct de préservation prédomine : le vieux cliché qui consiste à dire qu’une fille, dans un groupe, est toujours source d’emmerdes se vérifie malheureusement trop souvent. Le problème, ce n’est pas tellement la fille, ce sont les mecs qui, lors de tournées interminables, ne sont obnubilés que par une seule chose : faire usage de leur bite.
** Seulement à la 6ème ou 7ème écoute, en streaming, je me suis rendu compte que ce titre se prolongeait de façon inhabituelle… il est tellement bien gaulé qu’on le sent pas passer !
*** Elle rappellera celle qui se trouvait sur un album solo de Dale Crover dont le titre devrait ravir les amateurs d’allitérations : The Fickle Finger Of Fate.
**** Est-il nécessaire de rappeler que les Melvins, à leurs débuts, étaient sans pareil ? Qu’ils faisaient figure d’extraterrestres lorsqu’ils ont débarqué avec leur espèce de heavy metal tordu, super lent, lourd, répétitif et loud as fuck?