Les Lignes Droites – Karl
Deuxième album, seulement, pour les Lignes Droites depuis leurs débuts en 2014. Leur précédent disque, Heuzden Zolder, n’était qu’un EP, mais ils nous avait fait une telle impression qu’on a tendance à oublier qu’il ne comptait que quatre titres (et quels titres). Avec Karl, le quintet parisien change de fringues, et propose un nouveau chapitre de son histoire, avec des nouveaux personnages, qui s’appellent tous Karl.
Jusqu’alors, Les Lignes Droites se caractérisaient par leur mélancolie de synthèse, à l’électricité caressante, et aux atmosphères de fins de soirées, qu’ils tissaient sobrement, presque dans le feutré. En concert, ça a toujours été une autre histoire. Bruno Ronzani, le chanteur, se mue en Mr Hyde sous benzédrine, et délivre des performances dont la sauvagerie est totalement absente des travaux du groupe en studio. De même, la guitare de Mathieu Weiler, toujours trop en retrait sur disque, dévoile sur scène des trésors de vice qu’il fallait, d’une façon ou d’une autre, réussir à retranscrire en studio.
Si il est évident que Karl est sculpté pour la scène, Les Lignes Droites ne se sont, toutefois, pas contentés de pondre sur disque un duplicata de leurs performances live. L’intérêt aurait été nul, eux-mêmes le reconnaissent. Karl est plus puissant que son prédécesseur, Les Humains, mais il est surtout plus aventureux, plus dansant, et d’une certaine façon, plus ludique. Le spleen, qui tenait pourtant une large part dans leur œuvre, est désormais quasiment absent. Les paroles, toujours aussi cryptiques, ne semblent plus nous inviter à contempler nos déboires sentimentaux, mais plutôt à aller chercher quelque chose au dehors. On n’est toujours pas certain de savoir quoi. S’il n’est pas le seul à les écrire, Bruno Ronzani est celui qui porte les paroles et le moins que l’on puisse dire est qu’il le fait, ici, de la plus singulière des manières. Il joue avec sa voix, la déforme, la malmène… si j’étais un marketeux en rupture de ban, je dirais qu’il « casse les codes », mais au lieu de ça, je vais me contenter de regarder l’horizon, en tâchant d’avoir l’air mystérieux…
« Dans la chaleur » ouvre un bal où les danseurs ont les pieds qui collent, et il faudra attendre l’explosion de la guitare pour qu’enfin on retrouve un semblant de mobilité. Explosion que nous attendions, donc, et qui lance ce nouvel album sur des rails nouveaux en attendant, déjà, le premier single « Mickey Mickey », titre brûlant (lui aussi) à la tonsure Houellebecquienne. On ne s’en rendra compte que plus tard, mais les Lignes Droites nous tiennent déjà sous leur coupe et, à ce jour, ils ne nous ont toujours pas lâchés. Les choses se tendent franchement avec « Détends-Toi » et le fameux « Tous des Karl » qui dévoile le pourquoi du nom de l’album. La sainte trinité nouvelle est un peu boiteuse, mais elle est chic. Marx, Popper, Lagerfeld sont sur un bateau… Que dis-je ? Une Barge… l’un d’eux porte une fleur à la boutonnière. « Des eaux, des lacs » confirme le raffermissement du ton et nous avons là, peut-être, le meilleur titre de l’album. La rythmique est sèche comme seul Bukowski est capable de le décrire, alors que le duo Weiler/Ronzani s’escrime sur la glace en traçant des cercles éphémères.
À aucun moment les Lignes Droites ne semblent vouloir donner les clés du mille-feuille qu’ils nous servent. Si comme je l’ai dit plus haut, Karl m’apparait comme plus ludique que Les Humains (est-ce le bon mot ?), il est également plus opaque, et l’ouverture dont il fait preuve est un trompe-l’œil qui ne doit pas nous faire oublier que l’on ne comprend rien à ce qui se passe. Le titre « Pardon ! » par exemple, illustre parfaitement ce sentiment, avec Ronzani, toujours en Mr Hyde, sans que l’on sache à quoi il tourne ce coup-ci.
Il convient, enfin, de noter le superbe travail de Léo Spiritof qui est parvenu à donner corps au fourmillement que l’on imagine jaillir des cinq membres du groupe. Des mois après la première écoute, il nous arrive encore d’être surpris par des couches que nous n’avions pas appréhendés jusqu’alors, des strates cachées, qui se révèlent tout à coup et prennent alors tout l’espace.
Un peu comme un livre qu’il est finalement plus nécessaire de relire que de lire, Karl nous accompagnera longtemps car, si nous sommes définitivement sous son charme, il est doté de ce truc insaisissable qu’il nous reste encore à découvrir. Parfois, on y est presque, et ça se dérobe. Alors on relance le disque, une fois encore, et on retente.
Max