Julia Holter – Something in the Room She Moves
Un nouvel album de Julia Holter est un événement pour une poignée de personnes qui la considèrent comme l’une des artistes les plus captivantes et déroutantes à sortir encore des disques. Un événement d’autant plus important que le précédent album de l’Américaine remonte à six ans déjà. Un temps long qui s’explique par sa volonté de ne pas saturer le paysage et par un goût du mystère salutaire qui s’accorde parfaitement avec le côté hermétique et difficilement accessible de sa musique. Au-delà même de cette volonté de naviguer hors radars, une grossesse et une pandémie sont venues rajouter du temps au temps et ont façonné les reliefs de ce nouvel album qui, sans trancher radicalement avec ce que Julia a pu faire auparavant, dévoile tout de même un nouveau pan de son art et l’éclaire d’une toute nouvelle lumière.
Le titre de l’album fait évidemment référence au titre « Something » des Beatles. Julia Holter a pris l’habitude de le chanter à sa fille pour l’endormir. Héritage de ses années de formation, lorsqu’elle faisait ses gammes sur la musique du Fab Four et celle de Radiohead, de Fiona Apple et Tori Amos. Difficile de ne pas y voir également une référence au livre de Virginia Woolf, A Room of One’s Own (Une Chambre à soi, in french), et d’y voir un étayage de la volonté de Holter sur ce disque d’être davantage « là », au présent, dans le moment, et de moins se projeter vers un avenir incertain. Ainsi, après un dernier regard porté vers le passé, le titre suggère un ralentissement introspectif que la musique ne viendra pas contraindre. Toujours aussi inclassable, elle se fait plus minimale et moins emphatique, mais pas moins difficile à appréhender.
Something in the Room She Moves s’ouvre avec « Sun Girl » qui est aussi le premier single à avoir été diffusé sur la toile. Le coup de foudre n’a pas eu lieu et c’est par une lente immersion que nous avons réussi à atteindre le cœur du morceau et à en comprendre la beauté. Les arrangements, ponctués de jets de flûte et de claviers tour à tour caressants ou piquants, font la part belle à la basse, toujours primordiale dans l’œuvre de Holter, et diffusent une sensation liquide comme si nous évoluions dans un environnement aquatique, caressés par l’onde. Sa voix est entre deux eaux, parfois juchée sur notre épaule, d’autre fois suspendue à un nuage blanc. « Sun Girl » est le genre de titre qui, selon le moment de la journée où vous l’écoutez, peut s’avérer séduisant comme agaçant. On se sent porté par lui et d’autre fois on se sent délaissé sur le bas côté. Le titre suivant, « These Morning » est déjà plus facile à reconnaître. Bien qu’il ne soit pas si différent dans sa construction, on a la sensation, sûrement trompeuse, de retrouver la Julia Holter telle qu’on l’imagine. Tout du moins, l’effet de surprise est passé et le morceau nous semble plus intelligible. Ce n’est pourtant qu’à partir de la chanson d’après, qui donne son titre à l’album, que celui-ci nous bouscule réellement et prend enfin sa place dans notre imaginaire.
Une des grandes forces de l’écriture de Holter est de parvenir à des morceaux de musique qui semblent différents d’une écoute à l’autre. Elle s’inscrit, de fait, à contre-courant de la doxa pop qui veut qu’une chose ne soit valable qu’à partir du moment où elle est immédiatement identifiable. Ce titre, « Something in the Room She Moves », nous plonge dans une atmosphère onirique au groove subtil. Nous soupçonnons Holter d’avoir fait fi de ses résolutions cartésiennes pour glisser à nouveau vers les fumées sulfuriques de son œuvre au noir. De façon moins tragique que sur Aviary, certes, mais tout de même… Il y a de quoi être saisi par la mélodie qui s’égrène lentement vers nous et finit par nous emporter aussi tendrement que sûrement.
Après ce premier vertige, le minimalisme poignant de « Materia » ne desserrera nullement l’emprise qui commence à se faire sentir en nous. Presque un simple piano-voix durant lequel Julia Holter prouve une fois encore quelle immense chanteuse elle fait, et encore une fois une mélodie qui nous touche directement là où ça fait mal. Sa voix d’un autre temps sera encore mise en avant sur le polyphonique et expérimental « Meyou » qui offre une respiration tout à fait angoissante au mitan du disque. Nous ne sommes pas certains que les réfractaires à sa musique aient tenu jusque-là, mais si c’est le cas, c’est ici qu’on les perd définitivement. Expérimental n’est pas un vain mot et ce titre a davantage sa place au rayon de la musique contemporaine que dans celui de l’indie pop (décidément). Ce n’est pas la première virée de Holter dans ces eaux troubles et d’ailleurs, le morceau « Ocean », qui arrive plus tard dans le disque s’inscrit également dans le spectre expérimental et ambient, avec ses réminiscences évidentes de Vangelis. Entre-temps, le second single tiré du disque, « Spinning », aura lui aussi contribué à emporter notre adhésion définitive. « What is the circular magic I’m visiting? » y chante-t-elle. Nous nous posons la même question.
La fin du disque ne déçoit pas avec « Evening Mood » aux influences jazz et « Talking to the Whisper » fascinant avec sa contrebasse qui nous fait penser à… Jane’s Addiction (quand ils lèvent le pied), à moins que ça ne soit à Porno for Pyros. Il a ce truc très californien, très « soleil sale », et la flûte et le saxophone achèvent ce tableau surprenant dans un climax de cours des miracles sous opiacés. Enfin, « Who Brings Me » ramène le calme pour achever l’album comme il se doit. En apesanteur.
Après le choc qu’a été Aviary, il nous a fallu un temps avant d’atteindre la sève de Something in the Room She Moves, et même il si on le considère toujours comme en deçà de son prédécesseur, il s’avère tout de même d’une beauté stupéfiante et d’une profondeur qui nous pousse à y revenir régulièrement pour y percer de nouveaux mystères. Il démontre une fois encore que Julia Holter est une artiste supérieure avec un univers déconcertant que l’on croit connaître et qui pourtant nous échappe. Raison pour laquelle on y retourne inlassablement, comme on relit un livre que l’on a aimé sans être certain d’en avoir tiré toute la substance.
Max