Cindy Lee – Diamond Jubilee

Publié par le 26 avril 2024 dans Chroniques, Incontournables, Notre sélection, Toutes les chroniques

Après quatre longues années de quasi silence, Cindy Lee soigne son retour avec rien de moins qu’un double-album chargé jusqu’à la gueule de tubes acidulés, taillés pour devenir la bande-son idéale de la saison printemps/été 2024. Depuis la pandémie, seules quelques chansons nous étaient parvenues sous forme de courts métrages postés sur Youtube, et rien ne présageait la sortie prochaine d’un nouvel album. C’est donc avec surprise que l’on a accueilli Diamond Jubilee, sorti de nulle part, en téléchargement libre et en écoute sur Youtube

L’alter ego drag de Patrick Flegel, l’ancien frontman du groupe Women, livre ici son œuvre la plus ambitieuse et à un détail prés, la plus représentative de son univers coincé entre le film noir et la tragédie lynchienne. En dépit de ses dimensions gargantuesques, il s’agit peut-être de ce que Flegel a fait de plus accessible et de plus pop. Difficile à croire, mais sur les trente-deux titres que composent Diamond Jubilee, aucun n’est réellement à jeter et tous ont quelque chose qui nous séduit durablement et nous donne envie d’y revenir aussi souvent que possible. C’est long, c’est sûr (56 minutes le premier disque, 65 le second), mais nous n’avons rien à dire à qui n’est pas capable de se concentrer deux heures sur un film, un livre ou bien un disque, surtout quand il est aussi bon que celui-ci.

Le songwriting de Patrick Flegel est d’une qualité et d’une ampleur telle que ses chansons nous semblent connues depuis toujours. Il a su conjuguer son spleen avec nombre d’influences, aussi bien musicales que cinématographiques, et on a cette impression un peu étrange de se tenir dans un lieu familier et pourtant inconnu. À peine découvrons-nous ses nouvelles chansons que déjà nous en avons la nostalgie. La fascination de Flegel pour des figures telles que Faye Dunaway et Karen Carpenter dessine un cadre dans lequel viennent se ranger une cohorte de références que l’on retrouve disséminées tout au long des trente-deux titres que compte l’album. La pop 50’s côtoie le rock psychédélique 60’s dans une atmosphère lo-fi tendance beach goth, qui tend parfois vers de la surf neurasthénique et d’autres fois vers un rhythm & blues blanc à la Tim Buckley.

Un titre comme « Durham City Limit » se dévoile doucement, sur une pulsation entendue mille fois, certes, mais qui petit à petit installe une mélancolie déchirante, digne de figurer dans notre playlist de vieil adolescent romantique et ridicule. Soixante-dix ans de culture pop n’auront suffi à rendre obsolètes des complaintes pathétiques telles que « All I Want is You », « Dreams of You », « Deepest Blue » et beaucoup d’autres (« Crime of Passion », « Don’t Tell Me I’m Wrong »). Flegel a si bien digéré ses classiques qu’à aucun moment on ne peut l’accuser de pastiche ou de parodie. Il est au contraire terriblement premier degré et son personnage de Cindy Lee lui permet de jouer le coup à fond sans frein d’aucune sorte. Sur le fantastique « Dracula », son côté goth ressurgit, en prise avec son goût pour les postures de guitar hero, dans ce qui est sans doute l’un des titres les plus remarquables de l’album. Atmosphère de rade, silhouettes arrachées d’un Russ Meyer sur les murs, ivresse et volutes de fumée, il est 2h du matin dans le 11ème arrondissement de Paris… la formule est certes éculée, mais elle est irrésistible.

Ailleurs, « Kingdome Come » nous évoque la série de disques Everywhere at the End of Time de the Caretaker (James Leyland Kirby). Un projet inspiré par la « ballroom scene » du Shining de Stanley Kubrick et dans lequel il propose une réflexion poignante sur la perte de mémoire liée à la maladie d’Alzheimer, en recyclant des vieilles musiques de bal des années 30. À sa façon, Cindy Lee suscite des sentiments et des craintes similaires, en tirant sur la même corde passéiste tout en s’appuyant également sur un patrimoine cinématographique dans lequel on retrouve Morricone, Tarantino, mais surtout David Lynch, dont la présence tutélaire inonde Diamond Jubilee.

Tout au long du disque, le jeu de guitare est merveilleux de dépouillement, de profondeur et de finesse (cf. le « solo » de « Government Cheque »). Nous avions déjà noté son talent pour la six-cordes dans les précédents ouvrages de Cindy Lee, notamment sur What’s Tonight to Eternity, mais son jeu paraît aujourd’hui encore plus maîtrisé et demeure clairement l’une des raisons de la réussite du disque. Flegel a tout enregistré seul, aidé seulement sur quelques titres par Steven Lind, un musicien de l’Arizona inconnu de nos services. Selon les besoins et avec une sobriété de bonze, il apporte son savoir-faire derrière une batterie, une basse ou un synthétiseur, même si la plupart du temps c’est Flegel qui s’occupe de tout. D’ailleurs, son omnipotence est telle que pour la première fois depuis la création de Cindy Lee, il chante en duo avec elle sur plusieurs titres. Nous pensions la chose improbable et pourtant… Le résultat est à couper le souffle et dégage une impression troublante de schizophrénie en marche. Peut-être faut-il y voir le signe funeste de l’abandon futur par Patrick Flegel de son personnage de Cindy Lee et d’un retour à son état civil pour une nouvelle étape de sa carrière ? Simple supposition de notre part, mais elle ne nous lâche pas depuis qu’on se l’est connement formulée. La bonne nouvelle est que l’expérience tend à prouver que nous nous trompons souvent et c’est sûrement encore fois le cas ici. Espérons-le.

Finalement, le seul reproche que l’on pourrait faire à Patrick Flegel est d’avoir drastiquement occulté l’aspect bruitiste et expérimental de sa musique au profit de celui davantage désuet et pop. Le résultat tutoie l’excellence donc on ne peut raisonnablement lui en vouloir, mais notre penchant naturel pour le larsen et le bruit blanc reste sur sa faim et soupire en repensant à l’assaut frontal que représentait un titre comme « I Want You to Suffer » sur What’s Tonight to Eternity. Il lui reste encore cette flèche dans son carquois et c’est pourquoi nous espérons sincèrement que Diamond Jubilee ne soit pas son chant du cygne. Si toutefois il s’avère que c’est le cas, Cindy Lee aura au moins livré son meilleur album pour la fin et nous pourrons tout de même nous considérer comme amplement satisfaits. 

Max

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