Critique des mémoires de John Lurie, The History of Bones
John Lurie est une figure de l’underground new-yorkais depuis la fin des années 70, lorsqu’il était leader (saxophone) des Lounge Lizards, groupe de fake jazz/no wave, qui vit passer en son sein, Arto Lindsay, Marc Ribot et Steve Piccolo, entre autres. On le vit aussi faisant l’acteur dans les films de Jim Jarmusch (Stranger than Paradise, Down by Law), Martin Scorsese (The Last Temptation of Christ), Wim Wenders (Paris, Texas) ou encore de David Lynch (Wild at Heart).
Aujourd’hui, on le connait surtout comme peintre, et la deuxième saison de sa série Painting with John est en cours de diffusion sur H.B.O. au moment où l’on écrit ces lignes.
En plus de quarante ans d’une aventure qu’il est difficile de qualifier de carrière, il aura trainé sa silhouette gauche dans le sillage d’artistes nombreux, sans jamais réellement bénéficier de leur lumière, ni altérer la sienne. Il trimballe une aura étrange, urbaine, qu’il conjugue avec un talent certain dans plusieurs arts, et qu’il lie avec un humour et une ironie qui peut être aussi bien cinglante et lapidaire que tendre et chaleureuse. Il traverse ses films en gardant en permanence une moue boudeuse, donnant l’impression qu’il est ailleurs, déjà dans une autre scène, sur un autre plateau. Il marche en se sachant regardé, ses tentatives pour rester « cool » en permanence lui donnent une allure clownesque qui le rend plus attachant encore. Avec les Lounge Lizards, il incarnait le dandysme de seconde main de la no wave new-yorkaise. Regarder une photo de lui à l’époque, c’est revoir Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, c’est penser à Vincent Gallo et à James Chance et à tous les autres qui composent notre bestiaire new-yorkais (on notera toutefois l’absence totale de référence au maître des lieux : Lou Reed). Pendant longtemps, il est resté ce gars plus cool que les autres, plus drôle et plus sympa. Parce qu’il avait une classe au-dessus de celle de ses contemporains, il pouvait se permettre de rester en retrait, de ne pas forcer les choses, de ne pas tenter à tout prix d’être au sommet de l’affiche, en tenant néanmoins sa place dans toutes les conversations.
En 2021, il publie ses mémoires sous le titre The History of Bones, et il convient de bien faire la distinction entre mémoire et biographie, au risque de se méprendre sur ce concept vague et glissant que l’on nomme la vérité. En les lisant, je n’ai pu m’empêcher de tracer le parallèle avec celles de Mark Lanegan, Sing Backwards and Weep. Dans les deux cas, il s’agit d’artistes que j’admire profondément et qui ont réussi, au travers de leur mémoire, à se montrer petit, mesquin, pathétique, humain, diront certains, comme une excuse.
Dans les deux cas, j’ai été surpris (et déçu) de constater que c’est en passant par les chiottes qu’ils avaient décidé de raconter leur vie. Si Lanegan s’est vautré, des pages durant, dans le cloaque de son addiction, en soulignant les aspects les plus sordides de celle-ci, et en mettant en gras ses lâchetés, Lurie, lui, s’est dépeint comme une victime éternelle de la méchanceté des hommes et s’est trouvé tous les prétextes pour baver éhontément sur tous ceux (ou presque) qui ont eu le malheur de croiser sa route. Il ne faut cependant pas être un fin observateur pour remarquer que son armure de chevalier blanc est constellée de fêlures. À sa décharge, et pour en finir avec la comparaison, Lurie a pour lui un sens de l’humour certain et un style bien plus fin que celui de Lanegan (qui n’a rien, mais alors rien d’un Bukowski, c’est faire offense aux deux que de perpétuer ce mythe). J’aurais préféré une biographie, écrite par un (vrai) écrivain, avec les témoignages des diverses personnes citées, et un style qui fasse vibrer la narration avec de la vie et de la chair. Ici, on doit se contenter d’une série d’anecdotes débitées en enfilades, avec pour finalité, neuf fois sur dix, la conclusion éplorée que le monde est bien méchant envers le gentil John Lurie qui n’a jamais souhaité que deux choses :
– Retrouver Dieu à travers la musique… il l’a trouvé une première fois, par hasard, à l’adolescence, en faisant du vélo…
– Être cool.
Je vous laisse imaginer la quantité de drogue qu’il lui a fallu s’enfiler pour atteindre ces deux objectifs.
Nous l’apprendrons au début du livre, très jeune déjà, Lurie se sent à la marge. Son père est constamment malade et finira par mourir quand il était encore enfant. Sa mère est une espèce de sauvageonne, passablement alcoolique, qui ne comprend rien à rien (Elle n’a pas aimé les Dents de la Mer, la conne !), malgré un talent certain pour la peinture et le fait qu’elle pouvait se montrer capable de tenir tête à l’administration afin de réparer une injustice dont était victime son fils.
Lurie a deux passions : le basketball et la musique. La guitare fut son premier instrument et Jimi Hendrix sa première idole. Ceux qui regardent Painting with John ou qui ont vu Fishing with John, savent que Lurie est un conteur hors pair qui se soucie moins de la véracité de ses histoires que du divertissement qu’elles peuvent procurer. Nous en aurons la confirmation tout au long du livre.
On apprendra comment la première fois qu’il a couché avec une fille, il s’est retrouvé avec une chaude-pisse. La belle et tendre se vantait d’être une vraie groupie ayant baisé avec Hendrix une semaine avant s’être retrouvée dans les bras tremblants de Lurie. Il n’en fallait pas davantage pour que Lurie voit sa chaude-pisse comme un lien quasi spirituel avec Jimi Hendrix.
Le saxophone sera néanmoins son weapon of choice, ainsi que l’amour de sa vie. Nous le suivons dans les différentes phases de sa vie jusqu’à ce qu’il forme les Lounge Lizards avec son frère Evan et Arto Lindsay. Peu avant, nous serons pris à témoin de ses tentatives de réaliser des films indépendants. En boucle : ses tentatives pour arrêter la dope, ses histoires de cœur/cul, son amitié, mêlée d’embrouille, avec Jean-Michel Basquiat. On comprend également, que le métier d’acteur lui est plus ou moins tombé dessus et qu’à tout prendre, il aurait préféré être connu et reconnu pour sa musique plutôt que pour sa participation aux films de Jim Jarmusch.
Sans dire que ce dernier prend cher, le portrait qu’en fait Lurie dans ce livre, ou plutôt la manière qu’il a de décrire les situations, nous fait lever un sourcil (rien qu’un). Si on l’écoute, c’est lui qui a écrit Stranger than Paradise (co-écrit, plutôt, avec Eszter Bàlint) et aujourd’hui encore, il accuse Jarmusch de lui avoir chourav’ l’idée de Dead Man, quand bien même il n’a jamais vu le film. Le plus triste, c’est qu’en lisant quelle était son idée, on voit très bien que ça n’a rien à voir avec Dead Man.
Lurie ne peut cacher son amertume, concernant cette période de sa vie. Pourtant, on a envie de lui dire que c’était le prix à payer à vouloir faire absolument partie du cercle des cool kids. On trouve toujours plus talentueux et plus chanceux que soit. J’imagine bien comment il a pu être difficile de voir son vieux pote Basquiat devenir ce peintre millionnaire, que le monde s’arrachait. Je pige moins, en revanche, son amertume envers Jarmusch qui a prouvé, plus d’une fois, quel grand cinéaste il était.
Peut-être que les Lounge Lizards n’ont pas eu la reconnaissance qu’ils méritaient, et encore je n’en suis pas certain. Ils ont tourné dans le monde entier, ont vendu des disques, ont inscrit leur nom dans la légende new-yorkaise, peu importe, finalement, s’ils n’ont su gérer leur argent et leur « business ».
Il est vrai que pour la plupart des gens, John Lurie est avant tout le Jack de Down by Law, (ou bien le Zack ?). Peu sont au courant de sa carrière musicale avec les Lounge Lizards ou sous le nom de Marvin Pontiac, ou encore avec le John Lurie National Orchestra. Compte tenu de son implication et de son amour pour la musique, il est compréhensible de le voir amer lorsqu’il regarde en arrière. On ne peut, néanmoins, s’empêcher de penser, en lisant entre les lignes, qu’il a tout simplement mal mené sa barque, embrumé qu’il était par la drogue qu’il a consommé en quantité industrielle tout au long de la carrière du groupe. Il a beau se défendre de vouloir en glamouriser l’usage, c’est pourtant bel et bien ce qu’il fait (nous n’aurons pas droit à l’histoire de son sevrage… si sevrage il y a eu) et en cela il rejoint la cohorte des repentis de la poudre blanche, qui n’ont de cesse d’alimenter le mythe depuis tant d’années.
Le livre s’arrête alors que John Lurie a, semble-t-il, autre chose à foutre qu’à le poursuivre. De l’aventure Marvin Pontiac, nous ne saurons rien, ou si peu, et de sa vie après les Lounge Lizards et le cinéma indé, pas davantage. Je peux entendre, à la rigueur qu’il n’ait pas souhaité s’étendre sur la maladie qui l’a condamné à arrêter la musique, mais j’aurais souhaité en savoir plus sur sa carrière de peintre. Son œuvre est tellement belle qu’on était en droit d’en savoir un peu plus. En ça, ses mémoires rejoignent une fois encore celles de Mark Lanegan qui ne couvrent qu’une partie seulement de la carrière de l’intéressé, en occultant arbitrairement d’autres périodes, moins vendeuses.
C’est également pour cette raison que je préfère les biographies aux mémoires. Au delà du style, souvent meilleur – n’est pas Chateaubriand qui veut – il y a l’espoir d’une plus grande exhaustivité et de plus grandes chances d’être confronté à davantage de points de vues, ce qui manque fortement dans les deux livres évoqués ici. Je devrais surement me contenter de ce qu’on me donne sans attendre davantage, mais c’est justement parce que je sais qu’il y a tellement plus à dire que je suis déçu par le parti pris. Je n’aime pas réaliser, en fermant un livre, que je ne suis rien d’autre qu’une vache à lait qui rempli son rôle à partir du moment ou il a payé l’ouvrage. La valeur du témoignage s’en trouve édulcorée et tout est à remettre en cause, et en perspective.
Et puis, il y a ce goût pour l’anecdotique qui nous place en position de voyeur de la petitesse humaine, ou dans celle du petit monsieur mesquin, trop heureux d’avoir sa punchline facile à ressortir en soirée. Après plus de vingt ans à avoir admiré sans retenue, l’œuvre de Lurie ainsi que sa personne, via les réseaux sociaux, la lecture de ses mémoires me laisse un goût étrange, et plusieurs semaines après avoir refermé le livre, je ne peux cacher une certaine déception.
J’en attendais décidément plus, j’étais en droit d’en attendre plus. Tant pis.
Au nombre des anecdotes ânonnées, il y en au moins deux qui ont leur place ici. La première concerne la rencontre de John Lurie, au Japon, avec une certaine Kazu, dont la grande taille et la personnalité lumineuse l’ont suffisamment marqué pour qu’il s’approche d’elle. Sans y penser davantage, il la convainc que New York lui siérait davantage que Tokyo et ses diktats culturels. Quelques mois plus tard, de retour à East Third Street, il a la surprise de la voir cogner à sa porte. Débute alors une amitié très forte entre les deux, et Kazu devient, très rapidement, un personnage important de la vie de John Lurie. Cette amitié connaîtra des tempêtes mais elle ne se démentira pas, ce qui est rare, chez Lurie. Des années plus tard, il rencontre, sur l’Île d’Elbe, deux musiciens extrêmement doués, deux jumeaux répondant au nom de Simone et Amadéo Pace, qui furent connus, des années après, au sein du groupe Blonde Redhead dans lequel officiera également une certaine Kazu Makino… la Kazu de John Lurie, qui s’est bien gardé de dire qu’elle était musicienne et qui a bien ménagé son effet pour nous faire comprendre que c’était lui, et personne d’autre, qui était à l’origine du groupe Blonde Redhead.
La seconde histoire se déroule au Maroc, lors du tournage de The Last Temptation of Christ de Martin Scorsese. John Lurie interprète l’apôtre Jacques, et évidemment il ne s’entend pas avec Scorsese, évidemment il fait la gueule, évidemment ça n’est pas de sa faute. David Bowie fait également partie de la distribution dans le rôle du procurateur de Judée, Ponce Pilate. À l’époque du tournage, John Lurie n’est pas un grand amateur de la musique de Bowie et ne cherche donc pas à faire sa connaissance. La rencontre se fait quand David Bowie se saisit innocemment du saxophone de Lurie, laissé sans surveillance. Or, il ne fallait surtout pas toucher à son saxophone. « Who the fuck do you think you are ?» lâche t-il, viril et tout, sous le regard médusé de l’équipe qui n’en revient pas qu’on puisse parler ainsi à David Bowie. Il se tourne vers Lurie, le regarde amusé, et repose le saxophone sans rien dire. Des années plus tard, Harvey Keitel, qui jouait le rôle de Judas dans The Last Temptation of Christ, ramène Bowie à un concert des Lounge Lizards à New York. Ce dernier ira voir John Lurie en coulisses pour lui dire combien il avait été bouleversé par ce qu’il venait d’entendre.
Encore des années après, lorsque Lurie inventa le personnage de Marvin Pontiac, il tenta de convaincre plusieurs amis musiciens (Flea, Iggy Pop) de lui donner des fausses citations prétendant l’influence majeure que Marvin Pontiac avait eu sur leur musique, afin de parfaire son canular et de donner une légitimité à un personnage inventé de toutes pièces. Malgré le réchauffement de leur relation, il n’était pas proche de David Bowie, mais il lui demanda tout de même son concours. Cinq heures seulement après avoir reçu la demande, Bowie fit parvenir, par fax à Lurie un texte de neuf pages, très élaboré, racontant comment Marvin Pontiac avait changé sa vie, et comment il avait eu la chance de jouer avec son fils, etc. Lurie a malheureusement perdu ce fax. Ça n’est peut-être qu’une histoire supplémentaire, que Lurie raconte si bien dans Painting with John, mais elle illustre parfaitement quel gentleman pouvait être Bowie.
En dépit du goût amer que me laissent ses mémoires, je garde une admiration intacte pour John Lurie. Son œuvre est telle, qu’elle le surpasse, et c’est aussi bien comme ça. Peut-être qu’un jour, nous aurons droit à l’histoire racontée par quelqu’un qui aura moins de choses à se prouver, et que nous aurons des éléments qui nous aideront à comprendre comment un ancien dandy de la scène no wave new-yorkaise, en est arrivé à peindre des tableaux si lumineux, si chatoyants et au paganisme si étrange. Nous aurons peut-être les points de vue de Jarmusch, Ribot et Lindsay, et peut-être alors que l’anecdotique cédera sa place à la vie, ou quelque chose qui s’en approche.
Reste à savoir si John Lurie a trouvé Dieu…
Non, évidemment.
Max