Sing Backwards And Weep : plongée dans les ténèbres avec Mark Lanegan

Publié par le 5 juillet 2020 dans Chroniques, Non classé, Toutes les chroniques

(White Rabbit, 28 avril 2020)

Qui n’a jamais fantasmé sur cette période (les 90s) et cette ville (Seattle) qui ont vu éclore tant de grands groupes (re)mettant la guitare à l’honneur ? Hormis deux ouvrages indispensables qui se distinguent nettement : Everybody loves our town de Mark Yarm et Grunge is dead de Greg Prato qui ont le grand mérite de donner la parole aux principaux protagonistes de l’époque, nous manquions jusqu’ici cruellement d’un témoignage fort et incarné racontant de l’intérieur l’avènement puis la décadence du grunge.

Un vide comblé en partie aujourd’hui par l’autobiographie du grand Mark Lanegan, que personne à l’époque n’aurait imaginé toujours debout en 2020. Le bonhomme pour le moins cabossé se livre ici à cœur ouvert sur son parcours, de l’enfance à la fin des années 90, avec une honnêteté désarmante durant près de 350 pages qui font froid dans le dos. Sa jeunesse chaotique d’abord où, quasiment livré à lui-même, en échec scolaire retentissant, il commettait des délits à la pelle, sombrait dans l’alcool à un âge où on collectionne les autocollants, évitait la prison d’un rien, vadrouillait sans but ni destination sur sa Yamaha, la vision sévèrement embuée. Il fallut la musique pour le tirer de là. Et beaucoup de chance aussi, que d’autres n’auront pas. À commencer par deux de ses grands amis, son « petit frère » Kurt Cobain, à qui il vouait une admiration sans borne et avec qui il partageait nombre d’affinités musicales et de soirées défonce. Cobain qui l’avait appelé à plusieurs reprises, en vain, la veille de ce maudit 5 avril 1994, où il a décidé de se faire sauter le caisson. De quoi vous hanter jusqu’à la fin de vos jours… Et vous faire doubler votre consommation. Autre frère, « jumeau » celui-là, Layne Staley, aussi porté que lui sur l’auto-destruction et dont l’annonce du décès vient clore ce livre, alors même que, lui, prenait enfin le dessus sur son addiction. Outre ses comparses accros à la piquouze, auxquels ont peut ajouter Dylan Carlson, lui aussi miraculeusement rescapé, on croise bon nombre d’illustres musiciens de Seattle (Jerry Cantrell, Chris Cornell, Mark Arm, Steve Turner, Mike McCready…) ou d’ailleurs (Greg Sage des Wipers, J Mascis, le héros devenu ami Jeffrey Lee Pierce du Gun Club, Liam Gallagher qui frise le passage à tabac, Johnny Cash, Nick Cave, Josh Homme, seul complice de la fin de carrière des Trees, à qui il en aura fait voir des cocasses…).

Aucun sujet n’est éludé, aucun faux-semblant à déplorer et il arrive fréquemment de ressentir une gêne profonde à la lecture de ces histoires crues de sexe, drogues et, donc, de rock’n roll, heureusement. Même s’il s’agit ici principalement de ses années Screaming Trees, groupe pour lequel il n’avait (jusqu’à l’album Sweet Oblivion) aucune espèce d’estime*, au sein duquel il ne comptait aucun véritable ami (on peut à la limite parler d’allié, à propos de Van Conner), où il se contentait de chanter des paroles qu’il considérait profondément débiles, écrites par Lee Conner (frère de), qu’il ne pouvait pas voir en peinture et qui passe ici pour un timbré de première. Rares sont donc les moments où on peut ressentir l’exaltation d’un artiste fier de son travail, à l’exception de la genèse terriblement douloureuse mais finalement satisfaisante de son deuxième album solo, le merveilleux Whiskey For The Holy Ghost, avec lequel il ambitionnait d’égaler Astral Weeks de Van Morrison, Trout Mask Replica de Captain Beefheart ou encore Starsailor de Tim Buckley…

Si vous n’êtes pas effrayés à l’idée de vous enfoncer dans les abysses en compagnie d’un musicien junkie, dont les activités se résumaient principalement à vendre, acheter et consommer de la drogue en quantités déraisonnables, arpentant les coins les moins recommandables en quête d’une dose servant simplement à se maintenir à flot, vous vous passionnerez sans doute pour ces mémoires au demeurant riches en anecdotes, souvent parfaitement glauques, parfois très drôles aussi.

En définitive, ce livre, à défaut d’apporter un véritable éclairage sur les années glorieuses et paradoxalement terriblement sombres d’une scène en partie consumée par l’addiction, conte l’histoire peu commode d’un chanteur au timbre unique et surtout d’un homme en combat perpétuel face à ses démons, dont la survie n’a tenu qu’à un fil pendant plus d’une décennie (survie qu’il doit à une certaine… Courtney Love qui a financé toute sa cure de désintoxication). Indispensable donc, pour les fans d’abord, et ceux dont la fascination (un rien morbide) pour la vie de rock star déglinguée, demeure intacte.
(En anglais)

Jonathan Lopez

*comme il l’évoquait en interview

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