Jehnny Beth – To Love Is To Live

Publié par le 29 juin 2020 dans Chroniques, Toutes les chroniques

(12 juin 2020, Caroline)

Il y a de cela quelques semaines, un de mes contacts sur les réseaux sociaux a fait un sondage pour savoir quel groupe ou artiste représentait le mieux le rock en 2020 ? Le nom qui est revenu le plus – peut-être celui auquel vous pensez en ce moment-même – fut Idles. D’autres groupes furent mentionnés, notamment The Murder Capital, Fontaines D.C. et Fat White Family. Pas étonnant que ces derniers se soient pris le chou avec le groupe de John Talbot : le rock est britannique, il s’abreuve à la source du post punk et a la gouaille de Mark E. Smith, et il est normal que dans la grande tradition anglaise, on se dispute un peu pour savoir qui est le meilleur. Qui, cependant, saura rappeler à ces coqs de concours, que le grand retour du rock nerveux et tendu fut initié par un groupe composé uniquement de femmes et mené (ô, l’affront !) par une Française. Véritable disque-manifeste, Silence Yourself, apporta un sentiment d’urgence salvateur dans une scène rock qui ronronnait un peu trop et il ne vola pas son 8.7 sur Pitchfork. Pourquoi n’a-t-on pas plus célébré le groupe de Jehnny Beth (Camille Berthomier à la ville) au moment de changer de décennie ? Peut-être est-ce juste parce que le groupe, actuellement en hiatus, n’a pas donné de nouvelles discographiques depuis 2016 ? Toujours est-il que Jehnny Beth, elle, ne s’est pas faite oublier entre temps, ayant présenté sur Arte, Echoes, l’émission rock la plus exigeante proposée depuis un bail à la télévision, la chanteuse faisant dans ce contexte une plus que convaincante Jools Holland. Dans la première émission, diffusée en septembre 2019, on la voyait aux côtés de Primal Scream et… Idles !

Beth ne s’est pourtant pas contentée de passer les dernières années à jouer les faire-valoir auprès d’artistes légendaires ou dans le vent. Elle a aussi collaboré avec eux. Le casting de ce premier album solo, To Love Is To Live, est quand même particulièrement impressionnant : Flood et Atticus Ross viennent rejoindre le compagnon de toujours Johnny Hostile, Talbot vient pousser la gueulante sur un morceau, Igor Cavalera fait un étonnant featuring (j’y reviendrai) et même l’acteur Cilian Murphy vient lire un texte. Un tel pédigrée peut néanmoins faire un peu peur. Va-t-on écouter un patchwork ou un véritable album personnel et bien construit ? To Love Is To Live n’est pas totalement dénué de défauts mais autant le dire tout de suite : ses réussites excèdent largement ses quelques errements.

Tout d’abord, si le disque se place clairement dans le sillage esthétique de quelques grandes figures (Nine Inch Nails, bien sûr, mais aussi Angelo Badalementi pour une ambiance lynchienne garantie), il n’en reste pas moins que ce qui le domine, c’est la voix tour à tour autoritaire et fragile de Jehnny Beth. Cette voix donne son unité à l’album et à presque aucun moment on ne sent le défilé de stars. En fait, on a même parfois du mal à repérer leur présence, notamment celle d’Igor Cavalera sur une ballade au piano où le pourtant batteur de Sepultura se contente d’effleurer les balais en guise d’intro (en fait, si ce n’était pas inscrit dans le livret, je ne le verrais pas). Après une introduction sur laquelle la chanteuse vient poser une voix trafiquée à l’octave (cela me fait penser à The Rainbow Children de Prince), la première face du vinyle est séquencée de manière à enchaîner les uppercuts. On trouve en effet les singles « Flower » et « I’m The Man », très efficaces, qui ont le mérite de reproduire l’urgence de Savages sans passer par la case guitares (ne les cherchez pas sur ce disque pourtant très rock et électrique, elles sont quasi-absentes). Ce ne sont cependant pas vers les morceaux les plus rentre-dedans que va ma préférence. À la rhétorique un peu simpliste de « I’m The Man » (okay, on a compris depuis qu’on a lu Judith Butler qu’il faut subvertir les stéréotypes de genre, mais ça commence à devenir un cliché et puis ce n’est pas comme si d’autres n’étaient pas passés par là), on préfère la douceur vénéneuse de « We Sin Together ». Toujours est-il que cette première moitié est quasi parfaite, quasi parce que même si on a bien compris que « I’m The Man » a été utilisée pour la BO de Peaky Blinders, il ne fallait pas forcément enfoncer le clou en invitant Cillian Murphy à l’introduire par un intermède qui vient à mon avis couper le flux naturel de l’album. Passé ce que je considère comme le seul faux pas de l’album arrivent les plages les plus convaincantes de l’album, dont ma préférée, ce « Heroine » qui convoque le Bowie de 1. Outside et Blackstar avec son jazz futuriste. Et puis, il y a les ballades « The Rooms » et « French Countryside », magnifiques. Le tout se finit avec une chanson qui semble se présenter comme une sorte de récapitulation de l’album, ce « Human » où synthés en apesanteur et rythmes martiaux se succèdent, avant que la voix vocodée du début ne revienne boucler la boucle.

Je n’ai que peu parlé des textes jusqu’à présent. Jehnny Beth et Johnny Hostile ont conçu cet album comme le compagnon audio de C.A.L.M. (Crimes Against Love Memories), un recueil de nouvelles érotiques où le couple cherche notamment à remettre au centre un désir féminin que la société tendrait à vouloir réprimer. Ce caractère érotique et cette célébration du désir féminin se retrouvent sur le disque aussi, mais d’une manière qui me semble quelque peu contenue, un peu comme cette magnifique statue de la chanteuse qui orne sa pochette, comme un écho à la première phrase de l’introduction « I am naked all the time », tout en gommant les détails les plus dérangeants (elle passera sans problème les fourches caudines et « nipple-free » de la censure Zuckerbergienne).* Je ne dis pas que je ne suis pas sensible à ce qui est véhiculé ici, bien au contraire, mais disons que comme cela a été déjà fait, et de manière parfois plus crue, par des personnes comme Liz Phair ou PJ Harvey en leur temps, je trouve dommage qu’il faille encore rappeler en 2020 que, oui, les femmes doivent pouvoir exprimer pleinement leur sexualité et que, non, elles ne sont pas déviantes lorsqu’elles le font. J’ai peur que trop se concentrer sur ce fond-là vienne éclipser la forme, la manière majestueuse dont les textes sont ici mis en musique.

On pourra donc dire que ce To Love Is To Live est globalement une belle réussite, qu’il inscrit durablement Jehnny Beth dans le paysage rock avec une production moderne et ambitieuse et qu’on a hâte d’écouter la prochaine étape, avec ou sans Savages.

Yann Giraud

*Post Scriptum : en voulant relayer l’article sur Facebook, notre rédacteur en chef s’est vu frappé de censure, l’image ne respectant pas « les standards de la communauté ». Il semblerait qu’à 15 ans d’existence, le web 2.0 ait encore besoin de se mettre à la page et de cesser de faire la guerre aux œuvres d’art (ou, a minima, de concevoir de meilleurs algorithmes).

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