Interview – Rétro Laser
C’est à Montreuil que James Delleck et Le Jouage, les deux moitiés du duo Rétro Laser, ont accepté de se faire interviewer autour d’un verre (de diabolo et de chocolat chaud, parce qu’on est vieux mais qu’on reste aussi de grands enfants). Après être revenus sur leur parcours, nous avons longuement parlé de leur nouveau projet, de références générationnelles et de ce qu’ils nous réservent dans un futur proche.
« Les albums concepts, c’est aussi un truc de niche, donc c’était niche sur niche ! On s’est tiré une balle dans le pied puis une autre dans la main ! (Rires) Surtout à cette époque-là. Peut-être que maintenant, les choses seraient perçues d’une façon plus populaire, puisque les quinquas tiennent les rênes du monde, c’est différent. Mais là, à l’époque, on passait juste pour des gens qui font des trucs chelous. »
Puisqu’on a déjà une interview de James Delleck où on revient globalement sur son parcours, Le Jouage, peux-tu présenter le tien dans les grandes lignes ?
Le Jouage : J’ai commencé à rapper en 1998-1999, par un pur hasard. Un pote que j’avais du collège qui s’appelle Takt m’a invité à chanter, je lui ai répondu : « Pourquoi pas ? » et on est parti là-dessus. De fil en aiguille, j’ai rencontré Grems et on a monté un collectif qui s’appelait L’Unité. On était une dizaine et Hustla (NdR : groupe de Grems et Le Jouage) en faisait partie. Le collectif s’est séparé et en 2000 ou 2001, à la veille de L’Antre de la folie (NdR : mixtape chapotée par James Delleck et Teki Latex de TTC sur laquelle on trouvait notamment nombre d’artistes que la presse qualifiera de « rap alternatif »), on a sorti un premier EP avec Hustla puis un deuxième, après lesquels j’ai commencé à sortir des trucs solos. Entre temps, j’avais rencontré James, c’est pour ça que je suis présent sur L’Antre de la folie. Par la suite, on a fait Gravité Zéro et j’ai continué à sortir des trucs solos de mon côté.
James Delleck : Et Klub des 7.
Le Jouage : Oui, effectivement, il y a eu entre temps le Klub des 7 et deux ou trois projets de Hustla. J’ai aussi fait un projet expérimental avec une ingé-son de Lyon… et là, je reviens !
1998, c’est le moment où tu as commencé à rapper sérieusement, donc ?
Le Jouage : C’étaient les prémices, j’avais juste un texte et je faisais toujours le même en répèt’ ! (rires) Je n’avais jamais rappé avant. Je n’étais clairement pas là-dedans, j’écoutais ce qui passait à la radio, l’émission de Lionel D., ça n’allait pas plus loin. Je ne me voyais pas vraiment faire carrière, si on peut appeler ça « carrière »…
James Delleck : Maintenant, ouais !
Le Jouage : C’était juste de l’amusement à l’époque, on était bercés par tous les MCs de Vitry et les films qui sortaient au cinéma. C’est vraiment un hasard si je suis rentré dedans. J’aurais peut-être fini par chanter, mais ça a accéléré les choses. En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à en être encore là aujourd’hui.
Surtout avec un seul texte, j’imagine ! (Rires) Donc vous n’étiez pas amis d’enfance comme il me semblait l’avoir lu.
Le Jouage : Non, on s’est croisés par le biais d’un ami qui s’appelle Manu. Je ne sais même plus pourquoi, d’ailleurs.
James Delleck : Il faisait des prods, je crois. On avait un ami en commun qui faisait des prods, avait du matos et avec qui j’ai travaillé à un moment. C’est par ce biais que je me suis retrouvé chez toi et que les amitiés se sont liées. C’était en parallèle de ta rencontre avec Takt, je pense ? À une année près, peut-être.
Le Jouage : Ma rencontre avec lui, non, car je le connaissais du collège, mais je venais de commencer à rapper, on a dû se rencontrer juste après.
James Delleck : On n’était pas du même quartier, donc on n’était pas amenés à se rencontrer par le biais de l’école, mais cet ami en commun à fait qu’on s’est retrouvés à se fréquenter.
Le Jouage : Et puis, James était déjà bien plus en place que moi, je débutais.
James Delleck : Oui, vers 95, j’avais déjà participé à beaucoup de mixtapes. Nos débuts de carrière à cette époque-là se résumaient à ça. Le marché des mixtapes, c’était un truc incroyable, surtout avec les DJ de l’époque. Il faut se souvenir que la première industrie, ce fut les mixtapes. Au début, le modèle économique du rap en France, ce n’était pas de réussir à sortir des disques, même si les maisons de disques s’y intéressaient et qu’il y avait des albums, Lionel D., Assassin… les premiers albums étaient de petits phénomènes, les maisons de disques testaient des choses, mais ils ne gagnaient pas encore de sous avec ça, même s’ils essayaient.
Ce n’était absolument pas le premier type de musique écouté en France. Par contre, il y a des mecs qui se sont fait une fortune avec les tapes, ce n’est pas un secret. Ils réussissaient à vendre leurs tapes dans les magasins spécialisés, mais aussi dans les FNAC. Quand ils ont réussi à accéder aux FNAC, ils ont pu inonder la Province parce qu’avant, c’était quand même très parisien. C’est ça qui a popularisé le rap, aussi.
Donc votre rencontre s’est produite autour du hip hop. Votre goût pour la SF, c’est venu après ?
James Delleck : En fait, amicalement, on a compris qu’on avait une passion pour la science-fiction et c’est ce qui a enclenché Gravité Zéro. Mais ce n’est rien d’exceptionnel pour des gens de notre génération. On est quand même enfants de Star Wars…
Pourtant vos références sont plus ciblées, sur Gravité Zéro.
James Delleck : Oui, c’est plus un truc de niche, c’est plus barré. Dans le fond et dans la forme, c’est moins populaire.
Le Jouage : Teki Latex nous appelait « Les MCs de l’espace » ! (Rires)
James Delleck : Ça a marqué notre image.
Le Jouage : À la base, ça devait être un projet commun entre Hustla et James. Mais Grems a été amené à vivre à Bordeaux et il n’a pas pu faire partie de l’aventure. Tout partait de L’Antre de la folie, où le morceau « U.F.O. » parlait déjà d’extra-terrestres. On a eu envie de faire un projet commun.
James Delleck : C’est vrai, je ne me souvenais même pas. C’est ce morceau qui a déclenché l’envie, derrière, de travailler ce concept qu’on trouvait chanmé. Après, les albums concepts, c’est aussi un truc de niche, donc c’était niche sur niche ! On s’est tiré une balle dans le pied puis une autre dans la main ! (Rires) Surtout à cette époque-là. Peut-être que maintenant, les choses seraient perçues d’une façon plus populaire, puisque les quinquas tiennent les rênes du monde, c’est différent. Mais là, à l’époque, on passait juste pour des gens qui font des trucs chelous.
Avec le recul, on se rend compte que c’était un projet bien barré, où on a poussé le curseur exactement où on le voulait. On a fait des feats avec des extra-terrestres, on leur a inventé des langues, on les faisait venir sur scène en mettant des lunettes qui nous permettaient à nous mais pas au public de les voir, ils nous bousculaient sur scène… avec nos moyens de carambar, on arrivait quand même à bricoler des trucs qui étaient assez exceptionnels, ou en tout cas qui étaient vraiment intéressants pour les gens qui écoutaient le disque et venaient nous voir sur scène. Je pense que les gens qui étaient là à cette époque-là ont été marqués par cet enrobage.
Le Jouage : De toute façon, on savait très bien qu’on n’allait pas gagner des mille et des cents avec, donc on s’est dit qu’on allait y aller à fond avec les moyens du bord et voir ce que ça allait donner. Et les concerts avec les extra-terrestres, c’était plutôt cool ! (Rires)
« Il y avait ce respect, je ne peux pas dire « respect de l’ancien », mais quelque chose dans cette idée, vis-à-vis de ce que James avait déjà fait. Sur Rétro Laser, je me sens beaucoup plus présent à tous les niveaux. » (Le Jouage)
Quelle est votre méthode de travail à deux ?
Le Jouage : Toujours la même.
James Delleck : Il y a un truc qui est cool avec Le Jouage, parce que ce n’est pas comme ça avec tout le monde, c’est que tout a toujours été hyper fluide. D’ailleurs, je ne suis pas sûr qu’on se soit déjà embrouillés sur quelque chose. Encore dernièrement, il y a eu un petit doute….
Le Jouage : Je n’étais pas sûr de « San Ku Kai » en premier morceau sur l’EP.
James Delleck : Alors que moi j’étais certain, on en a discuté et on l’a mis en intro. Tu vois, c’est le maximum de nos divergences ! Franchement, c’est tellement agréable ! On a vécu des situations qui étaient beaucoup plus conflictuelles, des gens qui se cassent, qui ne donnent pas leur avis ou qui arrivent au dernier moment. C’est comme ça dans tous les projets créatifs. Quand tu parles de méthode de fonctionnement, on n’en a jamais mis en place si ce n’est qu’on pense à des thèmes ensemble et que ça se nourrit de nos échanges verbaux, SMS ou de nos appels. Ce n’est pas compliqué, en fait. C’est fluide. Et je suis incapable à l’heure actuelle de te dire quel thème est venu de qui. Que ce soit pour Gravité Zéro ou pour Rétro Laser. Tout se mélange tellement dans une que j’en suis incapable, je ne sais vraiment pas.
Et pour les prods ?
James Delleck : Les deux !
Le Jouage : Toujours.
James Delleck : On est sur le même soft, on connait le style de chacun, donc on s’envoie les choses et on s’autorise à ajouter des choses, à compléter ce que l’autre à fait.
Le Jouage : C’est un vrai travail en binôme. On a chacun apporté des instrus qu’on a retravaillées à deux, c’était fluide.
James Delleck : Pour les structures, aussi. Les gens ne s’en rendent peut-être pas compte, mais on essaie de varier tout ça, les nombre de mesures dans les couplets, le fait de mettre un refrain ou non, tout ça on le décide à deux. De même que le nombre de solos. Parfois on a un truc sur le moment, mais il arrive aussi qu’on aille piocher des morceaux de l’un ou l’autre qui trainent parce qu’ils sont chanmé et sur un thème qui colle.
Le Jouage : ll y a quand même une petite différence, enfin moi, je le ressens comme ça. Sur ce projet par rapport à Gravité Zéro, je suis quand même plus à l’aise. À l’époque de Gravité Zéro, je me sentais plus en retrait. Peut-être du fait de ma timidité, mais aussi parce que je travaillais avec James qui était déjà dans la place… je me sentais un peu intimidé.
Et puis ça ne faisait pas si longtemps que tu faisais du rap.
Le Jouage : Oui, et puis il y avait ce respect, je ne peux pas dire « respect de l’ancien », mais quelque chose dans cette idée, vis-à-vis de ce que James avait déjà fait. Sur Rétro Laser, je me sens beaucoup plus présent à tous les niveaux.
Comment peut-on qualifier Rétro Laser et Gravité Zéro ? Des groupes, des projets ?
James Delleck : En fait, il faut le penser comme une marque plus que comme un groupe. C’est-à-dire que c’est un projet qui amène un groupe derrière, la marque englobe ça, si tu veux. Au début, on s’est posé la question, ne serait-ce que dans les premières interviews qu’on a données. Comment présenter ce nouveau projet, devait-on dire : « Gravité Zéro présente Rétro Laser » ? En fait, c’était un peu loin, les gens n’avaient pas forcément en tête ce qu’était Gravité Zéro, donc on s’est dit qu’on allait repartir sur quelque chose de complètement à part, Rétro Laser. Et ce n’est pas grave si ce sont les deux mecs de Gravité Zéro. C’étaient les deux mêmes mecs, mais sur une thématique qui était autre. Comme si on avait recréé une autre marque. Si encore on en était comme les Svinkels à notre quatrième album, il y aurait peut-être des attentes autour du nom. Nous, on a juste fait un album, un remix et un obscur EP derrière, mais il n’y a pas une continuité assez logique pour qu’on puisse se dire que c’est un groupe.
La question des vieux fans de musique, c’est surtout de se demander si on range l’album avec celui de Gravité Zéro ou à Rétro Laser dans sa collection.
James Delleck : Quand tu le dis comme ça, moi je trouve que c’est mieux de le mettre dans le bac « Rétro Laser », donc sors ta petite étiquette. Mais surtout, ça peut même nous plaire que les gens ne sachent pas où le ranger !
Le Jouage : La différence, c’est que Rétro Laser est surtout une évolution naturelle de Gravité Zéro, par nos carrières et les albums qu’on a pu sortir chacun de son côté. On a voulu se retrouver et monter un nouveau projet, et voilà ce que ça a donné.
« (Le masculinisme) n’est jamais abordé dans le rap français. Évidemment qu’il y a des choses qui se passent aux États-Unis, Lil Nas X, par exemple, qui est très populaire et qui pousse les murs, pousse le bouchon et fait un peu chier l’establishment masculiniste. En France, c’est quelque chose qui est complètement laissé de côté, voire moqué, et en tout cas qu’on est peu enclin à accepter dans cet univers très masculin qu’est le hip hop. »
Vous avez écrémé des heures de B.O. pour ressortir toutes ces références obscures… Enfin, si on veut, puisque ça reste des objets de pop-culture…
James Delleck : C’est générationnel, donc effectivement complètement obscur pour certaines personnes et très nostalgique pour d’autres.
Le Jouage : On avait déjà des idées quand même, des samples qui se sont imposés d’eux-mêmes. On en a cherché quelques-uns mais beaucoup étaient très inspirants.
James Delleck : Il n’y a pas vraiment eu de phase d’écoute intensive pour les trouver. Honnêtement, on s’était fait des espèces de listes de liens youtube qu’on s’est échangés pour voir ce qu’on pouvait prendre. L’EP s’est fait en deux étapes, en fait : une première étape où on était sur une espèce d’évolution de Gravité Zéro, en se disant que notre goût pour toutes ces références un peu intellos comme 2001, ou Blade Runner, ces choses qu’on a pu explorer plus tard, a été nourri par les dessins animés qu’on regardait enfants. Rétro Laser est en quelque sorte le prequel de Gravité Zéro. Puis, par la suite, on a ouvert le thème. On s’est dit qu’on n’avait pas de raison de rester dans les trucs de l’espace type Goldorak ou X-Or, on a aussi été touchés par des trucs comme Téléchat, Chapi Chapo. Même si contextuellement, beaucoup de séries parlaient de ça (à part celles que je t’ai citées, Ulysse 31, Capitaine Flam, Albator…) et on s’est aperçu psychanalytiquement que c’est ça qui nous avait modelés, qui nous avait porté vers la SF.
James nous en avait parlé il y a 6-7 ans, pourquoi ça a mis autant de temps à sortir ?
James Delleck : C’étaient des idées, à l’époque. Ça met autant de temps à cause de moi, je suis devenu un peu relou en vieillissant. Je peux passer une journée à baisser un charley que je vais remonter le lendemain, donc j’ai une méthodologie de travail qui a changé. Ensuite, on a mis du temps pour savoir comment on allait le faire, puisqu’on voulait vraiment donner une chance à ce projet. Il nous tenait tellement à cœur, on en est super fier, donc on lui a donné des chances. On a commencé par faire un premier jet, on a même été jusqu’à faire des premières dates il y a quelques années pour tester les morceaux. On a fait un drive (NdR : document partagé) avec les anciennes versions qu’on a partagé à notre entourage. C’était un processus très fouillé, pour que ce soit vraiment impeccable à la sortie. De ce fait, il y a des morceaux qui ne se retrouvent plus là, d’autres qui ont été confirmés, et également des procédés qu’on a validés. On a cherché à comprendre ce qui accrochait dans tel ou tel morceau pour retravailler des choses qu’on avait mises de côté.
Le morceau « Minimâle » (NdR : qui critique la figure de la masculinité toxique) se détache du reste en étant un morceau à message.
James Delleck : La thématique est contemporaine, c’est le moins qu’on puisse dire. Voire future, ça dépend où tu te places dans la déconstruction. Et puis, c’est un thème qui, à mon avis, n’est jamais abordé dans le rap français. Évidemment qu’il y a des choses qui se passent aux États-Unis, il y a Lil Nas X, par exemple, qui est très populaire et qui pousse les murs, pousse le bouchon et fait un peu chier l’establishment masculiniste. En France, c’est quelque chose qui est complètement laissé de côté, voire moqué, et en tout cas qu’on est peu enclin à accepter dans cet univers très masculin qu’est le hip hop. Et qu’il a toujours été. Même le rap féminin, il y a encore beaucoup trop peu d’artistes féminines.
Donc, ça vous tenait à cœur d’aborder ce sujet-là.
James Delleck : Ah ouais. Quand on a trouvé la blague, car c’est le jeu de mot qui nous a amené le thème, c’était parti.
Le Jouage : On ne s’est pas posé de question, on est complètement en accord avec ça et il n’y avait pas d’ambiguïté. À aucun moment, on ne s’est demandé si c’était bien de le faire ou pas. Aucun de nous deux n’a eu besoin d’être convaincu.
Vous avez un morceau sur le rétrogaming. Si j’ai bien compris le message, Le Jouage, tu es champion de Street Fighter ? (Rires)
Le Jouage : Bien sûr ! Si tu veux, j’en ai eu marre de battre tous mes potes, donc j’ai lancé avec ce morceau un appel aux gens à venir me défier. Après, on verra en combien de secondes les gens vont me battre ! (Rires) Mais effectivement, dans ce morceau il y a plein de références aux jeux de combat. J’ai essayé de mettre des références à plein de jeux de l’époque. Après, les gens les connaissent ou pas, mais le thème est clairement établi. Ceci dit, c’est clairement par rapport à mes souvenirs, je ne joue plus tellement. Ce n’est pas une question de temps, mais j’ai moins l’envie. Mais je sais qu’à une époque…
James Delleck : On se voyait souvent pour ça !
Le Jouage : Oui, mais il y avait un esprit de battle. C’était quand j’étais un peu plus grand, à l’époque de la Super Nintendo ou de la Playstation, avec des jeux comme Tekken, Street Fighter ou surtout Mortal Kombat qui était une révolution avec les Finish Him.
Mais il fallait les placer ! Je me souviens de la frustration quand tu ratais ta manip et que ça finissait avec un pauvre coup de pied…
Le Jouage : Exactement ! (Rires) Voilà, donc il fallait être le meilleur. C’était un clin d’œil à ça.
Un autre morceau qui se démarque, « Sarah Connor », a une référence qui ne concerne plus vraiment les enfants et qui est plus cinéma que télé.
James Delleck : On n’a pas fait de différence. Il y a des écarts d’une dizaine d’années, voire plus. Je n’ai pas fait de chronologie des références, ça pourrait être marrant. Si on veut faire le spécialiste, on a Buck Rogers qui est une BD des années 30, je crois (NdR : le personnage apparait pour la première fois en 1928) et Capitaine Flam vient de Captain Future, une série de nouvelles des années 40, mais Chapi Chapo est déjà une série du milieu des années 70. Je n’ai pas la timeline exacte. Il n’y en a pas tellement qui dépassent les années 80, puisque même le premier Terminator date de 1984…
Le Jouage : Mais on ne s’est pas arrêté à ça. Pour « Sarah Connor », c’est surtout la blague qui fait qu’on est parti là-dessus.
James Delleck : Il y a quand même une histoire, c’est que ce morceau a eu deux vies. La version qui est là n’est pas du tout celle qu’on avait avant. D’abord, on a trouvé l’idée « on n’est pas des Sarah, on est des putain de connards » qui sonnait trop bien. On avait notre refrain, c’était parti. Après, on a appliqué la même méthode que pour les autres, donc on a pris (il fredonne le thème musical de Terminator) et on a fait un morceau un peu boom-bap dessus. Je t’ai dit qu’on a travaillé ce truc sur du long cours et ce morceau a fini par nous saouler, il n’était pas à la hauteur, il y avait des trucs dans nos couplets mais on avait à côté des morceaux qui tabassaient. Bref, celui-ci ne marchait pas. Les retours des gens étaient positifs, ils nous en parlaient parce que le thème est cool, et ils nous faisaient des compliments sur nos phases, mais ça nous frustrait parce qu’on n’aimait plus le morceau. Alors on a décidé de le refondre totalement et on s’est lâché, on a fait un Kamoulox. C’est une espèce de mash-up entre le piano d’ODB, le thème de Terminator et de la jungle.
Le Jouage : C’était bien de rajouter une couche Drum and Bass, parce que c’est ce que faisait James, en fait.
James Delleck : Nous, on a toujours fait ça ! Moi, j’ai toujours kiffé. En 1999, sur mon premier maxi, il y a un morceau qui s’appelle « D-tek-T » où je pense être le premier rappeur français à poser sur de la jungle. Bien sûr, ça existait déjà depuis quelques années en Angleterre, mais les rappeurs français ne s’intéressaient pas à ça. Pour moi, il y avait vraiment une continuité, même si c’est devenu has been pendant des dizaines d’années, là maintenant le truc repart avec des soirées Drum and Bass et des gamins qui rappent sur ce genre de musique. On ne revendique rien de spécial, mais c’était logique pour nous d’avoir la paternité de ce genre de choses.
Y a-t-il des références dont vous êtes fiers ou d’autres que vous êtes frustrés d’avoir mises de côté ?
James Delleck : Pour répondre à ta deuxième question, c’est un part 1. Il y a une part 2 qui va arriver. Ce n’est pas une question de spoil, parce qu’on n’est pas dans la stratégie, mais on avait vingt morceaux. Donc on va sans doute faire 10 morceaux puis 10.
Le Jouage : Pour ma part, il n’y a pas de référence qui me tenait particulièrement à cœur, c’était plus une question de feeling avec les refs… Je les aime toutes, en fait. Et justement, le fait d’avoir une deuxième partie permet de réfléchir un peu plus aux références qu’on va pouvoir mettre dedans. Mais je suis fier de tous les morceaux.
James Delleck : Il y a peut-être Chapi Chapo, parce que c’est un véritable challenge, pour le coup. Donne ça à n’importe quel beatmaker et demande-lui de faire un morceau là-dessus, tu le perds, il a envie de mourir ! (Rires) Et je trouve qu’on s’en est pas mal sorti parce que c’est une référence qui est à la base très, très enfantine et on a pris l’aspect psychédélique de ces génériques qui l’étaient tous un peu à leur manière, entre les instruments de l’époque, les vieux synthés…En plus, j’ai découvert récemment que le thème de Chapi Chapo était de François de Roubaix, un mec de ouf, un compositeur de malade qui a fait des trucs complètement dingues. Donc c’était un challenge à double titre parce que le thème est très niais et il faut trouver quoi faire avec, mais aussi parce qu’on est deux mecs qui ne boivent pas d’alcool, qui n’ont jamais rien pris de leur life, deux mecs très safe qui racontent des choses qu’ils n’ont pas vécu. Le morceau, c’est « Champi Chapo », une histoire de trip psychotrope qui est complètement fictionnelle.
Votre habitude d’écrire des textes surréalistes a dû aider.
James Delleck : Ça aide, c’est sûr. En plus, on avait envie d’avoir un morceau comme « Planète » (NdR : sur l’album de Gravité Zéro). Déjà, on écrit hyper vite quand on écrit comme ça, on laisse couler et on arrive à un résultat qu’on adore ! « Il a un goût de tiroir », « un bol en peau de buffle »… on était en manque de ce truc qui nous fait bien kiffer. Personnellement, je suis assez fier de ça.
On n’a pas besoin de drogue pour être psychédélique, c’est ça, le message ?
James Delleck : En tout cas, la preuve en est ! On peut dire ça à la jeunesse, « écrivez des trucs surréalistes, laissez tomber la drogue » ! (Rires)
Vous pouvez nous en dire un peu plus sur la part 2 ?
James Delleck : Il y a des titres qu’on joue en concert qui sont dessus.
Le Jouage : Pour l’instant, ouais. Les choses peuvent changer.
James Delleck : Ceci dit, notre morceau « Professeur Simon » est un cadre, je pense qu’il y sera. On nous en a beaucoup parlé à la fin de notre dernier concert qui était le même jour que la sortie de l’EP. Un pote m’a dit : « Depuis ce matin, je saigne votre EP et putain, vous avez fait des morceaux comme « Mars Attacks » qui sont pas dessus ! C’est quoi, ce morceau moitié Wu-Tang, moitié Mobb Deep, ça me rend fou ! » (Rires)
Le Jouage : Il y a effectivement des morceaux qui sortent du lot et dont on sent d’eux-mêmes qu’ils seront sur la partie 2. Mais l’EP n’est pas fini, justement parce que ça nous permettra d’aborder d’autres thèmes, de nouveaux titres… Il y aura un choix à faire à la fin. C’est l’occasion de pouvoir prendre du recul pour savoir ce qu’on garde ou non.
James Delleck : Il n’y a rien de marketing à l’avoir coupé en deux, parce qu’il n’y a pas d’enjeu, en fait. Il y a eu des périodes où les mecs mettaient 35 morceaux sur un album et maintenant, tout commence à se resserrer. On n’a pas forcément voulu suivre cette tendance, mais ça ne nous intéressait pas d’avoir 22 morceaux sur un album. On pensait qu’on risquait de saouler, donc on ne voulait pas. Ensuite, j’ai cru comprendre que c’était un peu dans l’air du temps.
J’ai entendu que par le biais des algorithmes, y compris la durée des morceaux était scrutée pour que les écoutes soient comptabilisées dans le streaming, mais franchement, on est tellement loin de ces calculs-là. Nous, on trouvait qu’on avait beaucoup de morceaux et on avait envie de quelque chose de super concentré. En plus, on n’a jamais fait de morceaux longs, ça n’a jamais été notre truc.
Le Jouage : Moi, personnellement, ça me saoulait de faire trois couplets sur un morceau. Même à l’époque, je n’en faisais que deux.
James Delleck : On va prendre un peu de temps, peut-être une petite année, ce qui va nous permettre de faire vivre celui-là et d’avoir une actu tous les ans, disons.
Le Jouage : En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ça ne mettra pas 6 ans à sortir comme celui-là ! (Rires)
James Delleck : Oui, c’est sûr. On en est presque à la moitié.
« La liberté artistique ne vient que quand tu peux subvenir à tes besoins. C’est très simple, soit tu veux vivre de ta musique, mais tu dois faire un certain style de musique, soit tu assures tes arrières et tu es beaucoup plus libre de créer. »
Cette longue attente avant la sortie de Rétro-Laser peut-elle nous donner l’espoir d’entendre un jour l’album de l’Agence Tout Risque ? (NdR : projet avec Gérard Baste de Svinkels et Cyanure d’ATK qui devait prendre la suite du Klub des 7 après la dissolution du groupe)
Le Jouage : Waaaaaaah ! Non, mais ça…
James Delleck : On peut oublier, simplement parce que Gérard est complètement busy, impossible de le choper. Sinon, que ce soit Cyanure ou nous, on est super chaud. Ça aurait été vraiment chouette, mais il faut le faire tous les quatre. Le problème, c’est que nous, on a des métiers, mais le métier de Gérard, c’est être Gérard Baste. Ce qui veut dire qu’il est obligé d’agir comme un label, d’avoir un planning de prod sur deux ans, d’avoir un rétroplanning pour tout ce qui sort. Les Svinkels ont l’image d’une bande de mecs bourrés, mais ce n’est absolument pas ça, c’est des gens qui travaillent comme des oufs avec un planning ultra serré. Avoir un side-project comme ça, un projet fun mais qui ne sera pas forcément rentable, c’est compliqué. C’est là qu’on s’est rendu compte que ça n’allait pas être possible, même si on en a très envie, et même de son côté.
La liberté vient du fait d’avoir un boulot à côté.
James Delleck : C’est vrai, c’est vraiment un paradoxe. Quand t’es gamin, tu penses l’inverse. Après, moi, j’ai gagné ma vie avec la musique, mais c’était à une période particulière. Ensuite, tu fais le deuil de certaines périodes pour passer à d’autres.
Le Jouage : De toute façon, la liberté artistique ne vient que quand tu peux subvenir à tes besoins. C’est très simple, soit tu veux vivre de ta musique, mais tu dois faire un certain style de musique, soit tu assures tes arrières et tu es beaucoup plus libre de créer.
James Delleck : À vrai dire, je ne suis pas sûr que ce soit le cas uniquement dans la musique. La BD, ou le cinéma, ça a l’air d’être pareil. Même si le cinéma est un truc institutionnel qui nécessite énormément de subventions, puisque le cinéma français vit beaucoup d’argent public, donc forcément il y a dans la chaine de production des gens qui vont t’imposer un acteur ou autre. Tu te retrouves coincé dans un système, ce qui n’est pas notre enjeu.
Le Jouage : Donc l’Agence Tout Risque, tu peux faire une croix dessus dans un avenir proche. Peut-être un jour, mais pas pour l’instant.
James Delleck : Mais il y a nos projets solos ! On va sortir un album solo chacun.
Le Jouage : Et un de Hustla. Des sorties se préparent. D’ailleurs, c’est une des raisons pour laquelle la deuxième partie de Rétro Laser sort plus tard. On voulait pouvoir sortir nos projets solos.
Le seul format physique de votre EP, c’est une disquette.
Le Jouage : On reste dans le thème ! Il y a des photos dessus.
James Delleck : Je peux te dire qu’il y a les mp3 dessus, tu ne pourras que me croire puisque plus personne n’a de lecteur de disquettes.
Tu as dit au concert qu’il n’y en avait pas.
James Delleck : (Rires) C’est vrai. Je peux mentir, ceci dit ! Après, je t’encourage à chercher un lecteur chez tes potes geeks pour farfouiller dessus ! (Rires) Notre modèle économique ne nous permet pas d’envisager un autre type de sortie physique pour l’instant. La disquette, c’est un petit merch sympa qui nous a couté quand même un peu de sous mais qui, s’il se rembourse, dégagera peut-être un peu de surplus qu’on adorerait réinvestir dans un vinyle, évidemment. La musique nous a donné beaucoup, elle nous a aussi beaucoup pris, et maintenant qu’on est grands, on essaie de ne pas perdre d’argent dans des projets, tout est plus raisonné. Si on peut réinvestir ce qu’on gagne, c’est très bien, mais on ne va pas prendre de l’argent sur le budget vacances ou je ne sais quoi pour fabriquer un vinyle. Et puis le côté participatif me gêne un peu, ça donne notamment un prix d’achat de vinyle très cher et les mecs se gavent beaucoup plus. Je ne suis pas le Che, mais c’est embêtant. Surtout que quand tu produis un vinyle cher, soit tu le vends cher, soit tu ne te fais pas de thunes dessus.
Vous aviez l’air vraiment émus par votre concert de Paris (NdR : au Gad’Dem, le 2 février 2024).
James Delleck : C’était un grand moment. On l’a préparé, on a beaucoup répété pour ça. C’était une belle opportunité, une jolie scène, on savait qu’on allait avoir des moyens, l’écran derrière, les animations.
Le Jouage : On s’est mis une petite pression pour ça, sans le vouloir.
James Delleck : On avait tous nos amis, les potes de cœur, vu qu’on ne fait pas souvent des dates. C’était hyper important pour nous de le réussir. Et puis, avant on ne se rendait compte de rien, mais maintenant on sait la chance que c’est de vivre un moment comme ça. Avant, on savait qu’on allait vivre un moment de ouf, pendant, on savait qu’on vivait un moment de ouf et après on a su qu’on avait vécu un moment de ouf. Ça nous recharge pour dix piges.
Le Jouage : Et puis, on s’était donné les moyens. On avait bien bossé, la peur de se viander était là ! Après, il y a toujours matière à s’améliorer, mais on est clairement satisfaits de notre prestation.
James Delleck : On est humains, on n’a pas rempli 100% de la jauge, mais les 90% nous ont ravis quand même.
C’est rare, les pogos dans les concerts de rap, quand même.
Le Jouage : Pas avec nous. Non, il y en a toujours eu dans mes concerts. Après, tu ne vas pas à un concert pour écouter un album, sinon tu restes dans ton salon.
James Delleck : Non, il faut que ce soit un peu plus vivant. Et puis là, on avait le titre pour (NdR : « Jaccadi ») qui est un peu conçu comme « Simon Says » de Pharoahe Monch. Depuis le début, on le voit comme ça, donc autant aller au bout. Il y a quelque chose qu’on a compris, par contre, c’est qu’on ne complexifie pas des choses qui sont simples. Ça suffit. La maturité nous a fait gagner cette efficacité-là.
Pour finir, est-ce que vous avez une référence de vieux à conseiller aux jeunes qui se seraient perdus sur cette page ?
James Delleck : Il y a beaucoup de séries qui ont mal vieilli, je trouve. Pour moi, ce qui me semble avoir le mieux vieilli, c’est peut-être Capitaine Flam. Voyage temporel, physique quantique, biologie, ça aborde des thèmes vraiment cool. Alors qu’Albator a vraiment mal vieilli, c’est irregardable.
Le Jouage : Il était une fois l’espace et les Il était une fois… étaient assez cool en général. Moi, ce qui m’a marqué quand je l’ai revu parce que j’étais trop jeune pour comprendre à l’époque, c’est X-Or. C’est trop un vanneur ! (Rires) On est tous passé à côté parce qu’on se concentrait sur la bagarre, mais il a trop des bonnes vannes. Il y en a une que j’ai mise dans « San Ku Kaï », le monstre lui dit : « Viens te battre » et il lui répond : « À ta guise, mais je ne pourrai te défigurer davantage ! » (Rires) Et il a plein de phrases comme ça. Après, c’est peut-être la traduction française.
James Delleck : Pour les Japonais, c’était souvent assez premier degré. Cobra, sinon.
Le Jouage : Carrément. D’ailleurs, j’étais super déçu, ils m’ont fait saliver quand ils ont lancé le projet Return of Joe Gillian, toute une série sur le Rugball dans Cobra, mais la série n’est jamais arrivée.
James Delleck : C’était l’époque The Warriors… quoique, c’était plutôt fin 70 (NdR : le film The Warriors ou Les Guerriers de la nuit en français, est sorti en 1979). Ce film est sociologiquement chanmé parce que tu vois tous les quartiers comme Harlem ou le Bronx quand ce sont encore des ghettos au crack, avec des bâtiments complètement détruits ou laissés à l’abandon. Les États-Unis, particulièrement New York, reviennent de loin. Je me souviens de films comme La French Connection, ou des scènes se passent dans des quartiers roots, au milieu du ghetto. Aujourd’hui, ça s’est complètement gentrifié…Enfin, on est à Montreuil, c’est le Brooklyn de Paris ! (Rires)
Interview réalisée par Blackcondorguy
Merci à James Delleck et Le Jouage