Interview – Chris Brokaw
Par automatisme journalistique, on présente souvent Chris Brokaw comme membre des groupes cultes Codeine, Come et The New Year, alors qu’il suffirait d’une description pas du tout alambiquée : Chris Brokaw est au rock alternatif américain ce que l’Arbre Monde Yggdrasil est à la mythologie nordique, une haute source de création aux branches multiples et à la prolifération infinie, qui ne se tarit jamais et accompagne sans flancher tous les éléments qui y sont rattachés. Si les superlatifs et la grandiloquence vous emmerdent, on peut toujours dire que le multi-instrumentiste, chanteur, auteur et compositeur a joué avec tout ce qui se fait de bien en musique alternative (Kid Millions, Clinton J. Conley, Evan Dando, Thurston Moore, Geoff Farina, les frères Kadane, mettre votre artiste préféré à la suite…) et qu’il n’est pas prêt de s’arrêter là.
“Je me sens parfois plus attaché à des disques que j’ai sortis discrètement et que je n’ai pas vraiment promus, de petites expériences bizarres. C’est très libérateur de savoir que l’on peut fonctionner comme cela et qu’il existe d’autres modèles de production et d’enregistrement que le modèle prisé du rock standard.”
Tout au long de votre carrière, vous avez toujours eu l’art d’apparaître là où on ne vous attendait pas forcément, de proposer mille et un projets différents et d’étonner constamment ceux qui vous suivent. Est-ce quelque chose de conscient et que vous cultivez ?
Je suis conscient du nombre de projets variés dans lesquels je m’implique. Je dirais que je cultive chaque différence car tous ces projets m’intéressent pareillement. Je n’essaie pas de me forger une image publique ou une carrière basée sur cette production multiple, c’est simplement le résultat de mon goût pour des styles de jeu et des genres musicaux différents. La possibilité de rencontrer et collaborer avec des artistes venus d’autres horizons alimente cette envie de diversité. À un moment donné, j’ai réalisé que c’était ma manière de fonctionner, et même si j’ai parfois du mal à prioriser les différents projets, je suis heureux de faire tout ce que je fais.
Un point très intéressant dans votre travail, c’est la volonté de déconstruire les codes et les formats de l’indie rock ou du rock en général, est-ce quelque chose d’acquis dès le début en intégrant les rangs de Codeine ?
Oui, absolument. J’ai tellement appris sur la construction de la musique rock en jouant avec John (NdR : Engle, guitariste) et Steve (NdR : Stephen Immerwahr, chanteur bassiste). Cela a changé ma façon de voir beaucoup de choses, et ma relation avec ces deux-là compte toujours parmi les plus importantes de ma vie, ce sont deux de mes meilleurs amis. Je pense que leur approche perspicace, compréhensive et parfois impitoyable de toute chose me guide et m’inspire constamment.
Votre musique, que ce soit en solo, en groupe ou comme guest, donne cette impression de fraîcheur renouvelée comme si vous cherchiez toujours un moyen d’apporter de l’imprévisibilité au résultat final. Ce qui est une force, mais peut aussi dérouter l’auditeur, qu’en pensez-vous ?
La seule chose qui peut dérouter l’auditeur est la variété des musiques qui porte le nom de Chris Brokaw. Parfois c’est de la musique rock, avec ou sans voix, parfois c’est plus abstrait. J’ai tout voulu publier sous mon nom et laisser les gens faire leur propre tri. Je comprends que ce n’est pas l’idéal pour prétendre à une cohérence artistique. Et je sais qu’il vaut mieux s’investir sur une chose en particulier et s’y tenir pour être bien identifié sur le marché. Mais ce n’est pas comme cela que je fonctionne et mes auditeurs doivent l’accepter. Je ne fais aucune supposition sur qui ils sont. Et je n’essaie vraiment pas de renvoyer l’image d’une posture hautaine en réagissant comme cela. En ce moment, j’évolue avec un groupe qui s’appelle “Chris Brokaw Rock Band”, cela me permet de faire comprendre aux gens que c’est un groupe de rock qui joue de la musique rock, ce qui à certains égards semble stupide et ridicule de l’affirmer, mais est aussi plutôt drôle. Quoi qu’il en soit, j’espère que toute cette variété de propositions ne me fait pas passer pour “schizophrène”, car l’entièreté de l’éventail me ressemble.
Vous avez évoqué votre admiration pour les musiciens de jazz ou de noise qui peuvent se permettre de sortir de nombreux albums rapidement, sans chercher à les promouvoir coûte que coûte. Est-ce quelque chose que vous recherchez, notamment avec vos albums solos ? Alterner des albums de chansons ou instrumentaux plus longs à enregistrer et donc à promouvoir, et des enregistrements libres, mis à disposition dès qu’ils sont prêts et sans forcément en parler outre mesure ?
Parfois j’aimerais pouvoir compter sur un label puissant qui fasse une promotion active et complète de tout ce que je fais, mais je me rends vite compte que le public ne va pas se consacrer corps et âme à toute la production d’un artiste qui sort jusqu’à six disques par an. Avec le recul, je me sens parfois plus attaché à des disques que j’ai sortis discrètement et que je n’ai pas vraiment promus, de petites expériences bizarres. C’est très libérateur de savoir que l’on peut fonctionner comme cela et qu’il existe d’autres modèles de production et d’enregistrement que le modèle prisé du rock standard. Sortir de la musique “folle” à un rythme aveuglant n’est pas toujours se condamner au désintérêt. C’est comme cela que Lil Wayne est devenu énorme, en publiant des nouvelles chansons et des mixtapes presque chaque semaine. Il n’y a pas de réponse définitive sur la façon dont tout cela fonctionne.
Décririez-vous votre dernier album solo comme un disque de rock classique ou une collection de chansons pop avec une couche expérimentale ? Et pourquoi ce nom, Puritan ?
Pour moi, il s’agit simplement d’un album rock. C’est indéniablement de la musique rock, je laisse le soin aux autres d’y associer les adjectifs qu’ils souhaitent. “Puritan” est le nom du dernier morceau que j’ai composé pour l’album, il évoque mon retour en Nouvelle-Angleterre, où s’étaient installés les Puritains. Je tourne également autour du thème du jugement tout au long de l’album, il y a donc une certaine cohérence globale.
Quel est votre procédé de composition préféré ? Est-ce en partant d’une rythmique à la batterie par exemple ou plutôt d’une mélodie chantée ou jouée à la guitare ?
J’ai souvent un petit morceau de chanson en tête, entre 7 et 8 secondes, seulement quelques lignes de paroles et de mélodie. Puis, j’attends que le reste de la chanson se forme autour de ce squelette. Cela demande beaucoup de temps et de patience et je ne dirais pas que c’est ma méthode préférée, mais sans doute la plus fréquente. Comme outil d’écriture de chansons, j’aime aussi travailler avec les acrostiches et les mésostiches. Je ne le fais pas toujours, mais c’est très amusant. Enfin, j’aime également composer sous une certaine pression, comme pour certains morceaux des Martha’s Vineyard Ferries. Nous nous retrouvons tous dans une maison quelque part, je m’isole dans une des chambres et je me mets au défi de pondre une chanson en 20 minutes.
Nos lecteurs ne sont pas forcément familiers avec les termes “acrostiches” et “mésostiches”. Pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit ? Avez-vous un exemple de morceau récent pour lequel vous avez utilisé une de ces techniques ?
Un acrostiche, c’est quand tu écris des mots verticalement puis tu écris ton texte horizontalement à partir des lettres utilisées. Sur le premier album de Dirtmusic, j’ai par exemple un morceau intitulé “Panther Hunting”. J’ai donc écrit :
P
A
N
T
H
E
R
H
U
N
T
I
N
G
Puis les textes suivants :
Pushing the earth around
Alone on the Bayou
Noboby needs to know
Twenty years on you can stutter your way up to
Her
Eighties night at the Spanish Moon,
Rolling the bones at the Red Star Saloon (retrouvez la suite du texte plus bas*)
C’est ça un acrostiche. Un mésostiche est également conçu à partir de mots lus à la verticale mais formés cette fois par les lettres placées en milieu de vers. Mon amie Holly Anderson m’a parlé de ces procédés. Elle a écrit des mésostiches pour les deux albums de Consonant et d’autres à l’occasion de notre collaboration sur “The Night She Slept With A Bear”.
Quelle place occupe l’improvisation dans votre processus de composition ?
Une place très importante, dans la mesure où je me repose toujours sur l’instinct et des idées aléatoires pour composer une chanson. J’encourage fortement le surgissement des surprises.
Vous parlez des disques de rock en solo que vous avez faits comme d’objets compliqués, que vous souhaitez plus précis, mais qui finalement restent étranges ? Ne pensez-vous pas que c’est aussi cela qui en fait tout le sel ? Cette partie étrange, ce mystère où vous amenez votre auditeur ?
J’imagine, oui. J’aspire souvent à une cohérence narrative forte, aussi alambiquée qu’elle puisse être, mais j’ai souvent l’impression de rater mon but. Je fais de mon mieux et j’essaie de ne pas trop y penser. Encore une fois, c’est à l’auditeur de comprendre et quelle que soit la chanson, lui et moi ne partagerons probablement jamais la même expérience en l’écoutant.
Vous donnez des cours de musique à des élèves et vous vous êtes frotté aux concerts chez l’habitant récemment, ces activités vous permettent-elles de vous ressourcer entre deux compositions ?
Je ne suis pas sûr que cela ait un effet réel sur mon écriture. Les concerts chez l’habitant consistent juste à continuer les concerts sous une autre forme. L’enseignement (ainsi que l’apprentissage constant que cela m’apporte) m’a semblé être l’opportunité de m’impliquer dans la musique tout en donnant quelque chose de significatif à l’autre, c’est-à-dire ici l’élève. J’avais besoin de le faire.
Votre collaboration avec Thalia Zedek est comme un phare qui illumine tout l’indie rock (ou rock alternatif). Depuis le temps, avez-vous encore besoin de vous parler pour composer ou jouer ensemble ? Et la question que le Monde se pose est : est-ce qu’on aura un jour un nouvel album de Come à se mettre sous la dent ? Même si vous décidez de jouer du bal musette, on en est…
Nous avons chacun joué sur les récents albums solos de l’autre, et avons passé beaucoup de temps ensemble et joué toujours plus. Je pense que nous apprécions ce lien fort et privilégié que nous avons construit au fil des années, et savons peut-être maintenant nous en servir encore plus quand nous collaborons. Pour un nouvel album de Come, et bien, je ne sais vraiment pas. J’ai envie de dire : peut-être, qui sait ?
Propos recueillis par Julien Savès.
*Hot flash, another broken heart
Under the Ponchartrain, washing her out with the rain
Nothing’s gonna happen on the back of
That forestry gril
I’m going back to the womb
Never knew the taste of the kill
Going down at the Victory Grill: Panther Hunting