Helvetia – Dream Faster I, II & III
Depuis la chronique d’Essential Aliens en 2021, Jason Albertini a publié pas moins d’une quinzaine d’albums. Tous n’ont pas été enregistrés durant cette période, beaucoup sont des fonds de tiroir dans le lot mais les faits sont là. Cette volonté de tout sortir, de tout dire, de tout déterrer, peut se comprendre dans les quelques lignes que Jason a laissé au pied de la page bandcamp de l’album Get Lost & Others Dimensions, en 2022, et dans lequel il confie lutter contre des problèmes de santé qui le tiendront « dans la glace » pendant un temps. Sa façon à lui de dire à l’époque qu’il ne sortira plus rien avant un moment.
C’est l’inverse qui s’est produit et Albertini s’est peu à peu transformé en ogre boulimique, enchaînant les disques les uns après les autres, seul avec son quatre pistes, jusqu’à ce triptyque qui nous occupe aujourd’hui, sorti en mars 2023 : Dream Faster I, II et III.
Les chiffres sont gargantuesques. Trois albums, soixante-trois titres, près de cinq heures et trente minutes de musique en tout. Certaines chansons peuvent atteindre les vingt-deux minutes et à vue de nez, une vingtaine oscillent entre sept et dix minutes. La volonté d’Albertini d’étirer le temps est ici manifeste, au risque de dérouter, voire de rebuter.
Nous sommes toujours en terrain lo-fi, entouré par les fantômes du genre. Helvetia propose un patchwork étendu qui va de la pop à la country en passant par les écarts les plus expérimentaux et des introspections punk et post-punk qui ravivent quarante années de musiques indépendantes en trois riffs de guitares cabossées auxquelles répondent en arrière-plan des claviers surannés couverts de poussière. On trouve également, dans la profusion de sons et de genres, du Frank Zappa et du Captain Beefheart, la voix de Van Vliet en moins. Des titres comme « Living All Over You » conjuguent pop et free jazz à l’aide d’une basse surprenante et d’un clavier minimaliste et enfantin.
Au-delà même de la durée des disques, l’atmosphère est également particulièrement lourde. Plus triste encore que ce qu’avait proposé Albertini avec Helvetia jusqu’alors et plus abattu que dans Duster. Comme si le mal avait déjà été fait et que le plaisir d’être triste, pour reprendre le mot de Victor Hugo, avait cédé la place à la réalisation pleine et entière de la misère dans laquelle on se trouve. Ajoutez à cela un sentiment d’étrangeté malsaine qui nous étreint tout le long des trois albums et vous avez une petite idée de l’épreuve qui vous attend.
Pourquoi s’infliger ça, alors ? (Me direz-vous avec la condescendance qui vous caractérise). Parce que justement, nous n’en sommes pas à ce stade de désespoir et qu’Albertini a truffé son voyage de traits d’humour (« Devolution 8 ») sans qui l’épreuve n’aurait aucun intérêt et serait tout simplement insurmontable et vaine. Parce que ces trois albums sont totalement mystérieux et semblent nous échapper à l’instant même où l’on pense avoir frôlé un fil à suivre. Il est terriblement aisé de se perdre dans une telle masse de musique. Il se passe toujours quelque chose, même lorsque l’on est emporté dans les boucles jumelles « The Ripping Tide » et « Time Has Stood – The Ripping Tide Extended » qu’il nous est difficile de lier au-delà de leur thème commun. Redondance de thème qui sera courant sur les trois disques et nous confrontera plusieurs fois à un sentiment de « déjà vu » un peu agaçant, comme toujours en pareil cas, mais qui offre aussi un jeu de piste passionnant pour peu que l’on arrive à se concentrer.
On se surprend, malgré la difficulté, à y revenir très/trop souvent, en commençant par le milieu du II et en remontant le flux à contre-courant, par exemple, ou en écoutant les premières plages à la suite, puis les deuxièmes, etc. C’est sportif et ça fait chier le chat, mais c’est comme si l’on réussissait à faire pivoter les parois du labyrinthe. Il ne nous est toujours pas permis de trouver la porte de sortie, mais ça maintient l’illusion qu’il y en a une… et c’est peut-être finalement ça que Jason Albertini tente d’accomplir avec Dream faster. L’œuvre est colossale pour le meilleur et pour le pire. Elle est d’une sensibilité extrême et d’une complexité parfois malsaine tant elle nous plonge dans une angoisse pétrifiée et chargée d’attentes. Clairement, ce ne sont pas des disques « pour tout le monde ».
Entre le moment où j’ai commencé cette chronique, et le moment où je l’ai achevé, Helvetia a publié deux autres albums. Je ne les ai toujours pas écoutés de peur qu’ils ne contredisent tout ce que j’ai pu dire ici. Est-ce que je sature ? Oui, peut-être un peu, je le confesse.
J’ai gardé pour la fin cette phrase d’Albertini qui répondait aux reproches qu’on lui faisait sur sa trop grande productivité : « Tous ceux qui se plaignent d’avoir trop de musique, ne vous inquiétez pas… bientôt, il n’y en aura plus. »
Max