Emma Ruth Rundle & Thou – May Our Chambers Be Full
Commençons par la fin. “The Valley”, en clôture du premier album d’Emma Ruth Rundle et de Thou, est l’archétype du morceau épique de neuf minutes qu’affectionnent les groupes de rock lourd depuis toujours. L’intro installe doucement une atmosphère chargée d’attente, les arpèges s’entremêlent et se durcissent au fil de la “montée” en puissance, la voix a du mal à contenir son émotion, on sent que ça vient, et alors tout se déchaîne, on en prend plein la gueule, c’est exactement ce qu’on est venu chercher.
À ce jeu, Emma Ruth Rundle & Thou s’en sortent certainement avec davantage que des honneurs car bien que le coup soit, somme toute, très classique, il est porté avec une efficacité redoutable et incontestable. La seule chose que l’on peut reprocher à ce titre, et c’est valable pour tous ceux qui le précèdent, c’est qu’il rend la situation actuelle encore plus douloureuse. Je rêve littéralement de pouvoir l’écouter en concert. Je rêve de vivre ce climax entouré d’une bande de barbus à patchs, au Trabendo ou ailleurs, en transpirant à grosses gouttes, en fermant les yeux, et en posant pour un temps tout le poids que je sens sur mes épaules (ok je chouine).
Cette frustration est d’autant plus palpable que May Our Chambers Be Full est un album qui m’apparaît comme largement influencé par la musique de ma lointaine jeunesse. De là, ma plongée inconsciente dans une atmosphère de concert, et ce manque pour lequel il ne faut pas trop me pousser. Passé ce sentiment, le disque est exactement ce qu’il dit être, une collaboration (une collision) entre Emma Ruth Rundle et le groupe Thou. Si l’univers de la première m’est familier, je dois avouer être davantage circonspect à propos de Thou. Je n’ai pas été emballé plus que ça par leurs reprises d’Alice in Chains et de Nirvana. Je crois n’avoir écouté d’eux que le disque qu’ils ont fait avec The Body en 2015. Un truc me dérange avec eux, et avec n’importe qui d’autre, c’est que j’ai toujours eu du mal avec le chant guttural. Ça m’ennuie rapidement et je ne peux m’empêcher de trouver ça un peu ridicule. Il faut croire que rien n’est figé, car dépassé ces quelques réticences initiales, certainement conditionnées, je suis complètement convaincu par cet album. La saveur sombre et envoûtante d’Emma Ruth Rundle s’alliant parfaitement avec la lourdeur poisseuse de Thou. May Our Chambers Be Full est une peinture pénétrante de mangroves doom et de saules gothiques entre lesquels plane une brume électrique chargée de mélodie élégantes et de riffs hénaurmes.
Le morceau d’ouverture “Killing Floor” donne le ton et pose les bases, mais c’est pourtant à partir de “Monolith” que les choses sérieuses commencent. Cette chanson m’a tout de suite fait penser à Alice in Chains et à leur album du Tripod. Il y a une espèce d’urgence malsaine qui se dégage d’elle. Je ne l’avais pas ressentie depuis longtemps et elle m’évoque le rock US des années 90 en général, et de Seattle en particulier. Le splendide solo de “Out Of Existence” en rajoute deux couches et je suis refait pour la nuit. Plus loin, sur “Magickal Cost”, de vieux souvenirs remontent encore et on se prend même à entendre le chœur du fantôme de Jerry Cantrell. C’est pas lui qui est mort, mais c’est lui qu’on entend… Le charme tortueux du bayou certainement.
En laissant ces fameux souvenirs de côté, il nous reste suffisamment à manger pour ne pas avoir à reprocher à Emma Ruth Rundle et à Thou d’avoir surjoué l’hommage au point de s’être cachés derrière. Ils sont bel et bien là et donnent l’impression d’avoir pris un tel plaisir à cette aventure qu’il s’entend et se sent au cœur des ronces de fers et des riffs de plombs. Cela peut paraître paradoxal tant l’ambiance est aux ténèbres et les couleurs au crépuscule, mais l’énergie est là, bien palpable, positive malgré sa noirceur. Une énergie que l’on retrouve dans presque tout ce qu’a pu faire Emma Ruth Rundle. Une fois encore, elle nous tient et s’affirme, disque après disque, comme une des artistes les plus intéressantes de sa génération. De plus, après avoir écouté en boucle May Our Chambers Be Full, nous n’avons plus rien à reprocher à Thou et nous allons faire amende honorable en révisant scrupuleusement leur discographie.
Comme toutes les collaboration réussies, on espère que celle-ci ne sera pas la dernière. On espère surtout qu’elle fera l’objet d’une tournée. On espère que ça ne soit pas qu’un disque qui accompagne notre confinement. On espère, qu’il y aura autre chose.
Max