E – Living Waters
Déjà une cinquième livraison pour le supergroupe (A Band Called) E dans lequel Jason Sanford (Neptune) et Thalia Zedek (Come, Uzi, Live Skull) croisent le fer. Exit en revanche Gavin McCarthy, le batteur de Karate, et son aisance rythmique. Bienvenue à Ernie Kim. Qui dit changement de batteur dit changement de cap ? Surtout si le batteur en question est aussi chanteur principal sur deux morceaux et joue du saxo sur un autre. Pratiquement, tant Living Waters semble par moment explorer de nouvelles pistes. Les titres tendus et stridents typiques du groupe, avec voix et guitares sur le qui-vive prêtes à en découdre entre elles et contre le monde, sont toujours bien présents, mais ils se trouvent contrebalancés par une tendance à la rondeur, principalement induite par une rythmique un peu moins sèche, plus accessible, qui arrondit les angles et contraste le tout en l’adoucissant. Le résultat peut surprendre de prime abord et sans doute crisper les partisans du son initial plein de tension, mais ce serait faire l’impasse sur un ensemble qui sonne plus entraînant dans son exécution à défaut de l’être dans ses sombres paroles.
Un indice quant à une évolution probable ou du moins un mouvement par rapport à la formule de base était quand même évident et présent dès le titre, Living Waters, qui convoque tout de suite à l’esprit moult remous, rapides et turbulences. L’entame de l’album est des plus classiques avec « (Fully) Remote », une sorte de rengaine blues grungy rachitique et incisive dans le plus pur style de E ; les deux voix enchaînent et se répondent à merveille, chacune dans leur catégorie, le rythme hypnotise et les guitares tricotent à mort, l’un des meilleurs morceaux de ce nouveau cru. Suit ce qui reste comme la vraie surprise de l’album, « Jumprope ». Si l’on évolue en terrain connu au début, on est soudain pris par un chant accrocheur (Ernie Kim), une volonté presque pop, l’envie de créer un tube ou du moins de fusionner la métallique expérimentale qui fait leur force à une puissance mélodique décuplée. Le résultat est du plus bel effet et convoque par moments certaines chansons de Lee Ranaldo. Ce deuxième morceau rebat les cartes et montre que E peut prétendre à autre chose, en tout cas cherche à le faire. C’est aussi un des seuls titres dans lequel Thalia Zedek n’intervient pas au chant, mais est bien présente par ailleurs. Si la troisième piste, « Null », revient à quelque chose de reconnaissable, plutôt réussi dans l’enchaînement et la juxtaposition des voix, à la fois entraînant, entêtant et qui ondule dans différentes directions dont un final guitaristique parfait, la suite de l’album est disparate. Deux morceaux paraissent plus faibles (il serait néanmoins intéressant de se rendre compte de ce qu’ils donnent en version live), « Clarion » et « Deep Swerve » : le premier est une sorte de weird noise funk efficace, mais vite limitée, le deuxième, une transition instrumentale et expérimentale sans doute un peu trop longue. Coincé entre ces deux pistes, une nouvelle surprise apparaît, un titre conquérant au riff simple, mais dément, « Names Upon a List », entièrement chanté par Jason Sanford. C’est comme du Walkabouts survitaminé, ça défouraille sévère et ça donne envie de le réécouter de suite, à peine terminé. Vers la fin de l’album, « Ash » revient à de la noise lente et lourde doublée d’expérimentations, à base de machines dans un premier temps, avant l’arrivée des guitares tranchantes. La basse obsède, le titre pèse, il aurait presque mérité d’être plus long dans sa conclusion. Suit une nouvelle chanson presque funk avec Ernie en lead vocal, « Postperfect Conditional », un lointain cousin de Battles, en moins calibré. Il est indéniable qu’ici les paroles ne font pas état d’une joie communicative : « You will not survive this loss. You will not survive this sorrow… » Le titre final est assez réussi dans son ensemble, il aurait pu également être un peu plus long pour favoriser son envol, le riff stimule, le rythme emballe et Thalia et Jason éructent pour un meilleur respect de la planète. Sciemment oublié dans ce passage en revue succinct, « Living Waters », qui donne son nom à ce nouveau disque, était digne de figurer à la fin, en guise de conclusion. Morceau à deux vitesses, qui fluctue, voguant de l’indie alternatif avec tempo lent, toutes guitares et cymbales dehors, harmonies vocales au diapason, au post-rock free avec saxo conquérant, comme si Hint avait soudainement hacké les manettes. Le titre se déploie, de la beauté ordonnée et gracieuse vers une sombre spirale incontrôlable dans laquelle on se noie. L’émotion dérive à mi-parcours de ces neuf minutes éprouvantes, on est submergé, enivré par ces « eaux vives », on n’attend plus qu’une chose, retrouver un semblant de terre pour reprendre pied. S’il est un morceau qui en conditions du live pourrait faire des dégâts, c’est bien celui-là.
L’arrivée du nouveau venu a sans doute amené le groupe à se diversifier. L’aridité et la sécheresse énergique habituelles trouvent un contraste dans la soif de mélodies, de structures pop et d’émotions nouvelles, une envie de renouveler et d’éprouver la formule première. Alors que thèmes et paroles dressent un état des lieux alarmant de tout ce qui peut faire souffrir l’être humain et la planète qu’il habite, la musique est souvent entraînante et engage facilement à de nouvelles écoutes. L’agencement des pistes aurait gagné à être légèrement modifié, mais E cherche et expérimente encore et toujours, alors que des groupes plus jeunes se sont déjà arrêtés d’innover à peine fini leur premier album.
Julien Savès