DISCO EXPRESS #18 : Flipper
À l’opposé de notre rubrique sobrement intitulée « discographies » qui se veut objective, exhaustive et documentée, nous avons choisi ici de vous résumer chaque mois (sauf le précédent) des discographies avec concision, après une seule réécoute (quand ce n’est pas la première !) de chacun des disques. Des avis tranchés, des écrits spontanés, plus ou moins argumentés avec une bonne dose de mauvaise foi et d’amateurisme. Cause hey, this is just music!
Les Melvins, The Jesus Lizard, Mudhoney, R.E.M., Nirvana, Unsane, Mike Watt, L7, John Lydon, Henry Rollins ou encore des centaines d’autres grands amateurs de ce gang de fortes gueules pourraient vous le confirmer : FLIPPER STILL RULES, OKAY. Depuis ses débuts et pour l’éternité. Flipper est une institution, un monument, un groupe mythique qui, certes, hors de ses frontières, aura fait peu de remous, mais qui aux Etats-Unis compte parmi les plus grands perturbateurs de l’ordre établi. Quarante-deux ans après sa formation dans une ville de San Francisco qui en 1979 n’avait plus que le punk rock pour subsister et combattre l’ennui ambiant, la nageoire du cétacé frétille toujours. Pour encore combien de temps ? Avant qu’il ne soit trop tard, replongeons-nous dans une discographie finalement assez courte et, à l’image du célèbre logo et de par la sporadicité des sorties, en dents de scie.
Generic Flipper (1982) : L’album punk idéal. Irrévérencieux, angoissant, fun, intelligent, subversif, bancal, dissonant, drôle, cynique et qui en profite pour renverser quelques conventions. La stratégie de Flipper, à une période où tout le monde avait viré hardcore, montrait les muscles et jouait le plus vite possible, avait été au contraire de ralentir le tempo. Y a-t-il quelque chose de plus punk que de provoquer le punk ? Tu veux du speed ? On va te donner de l’apathie (je sais pas traduire sluggishness en français, qui dérive de slug ; la limace). On va te donner de la limacité ! Pour rappel, au moment de l’action – qui se déroule donc sur un rythme de galérien -, Flipper était constitué d’un batteur qui avait du mal à suivre une ligne droite (Steve DePace), d’un vétéran du Vietnam qui de sa guitare crasseuse ne tirait rien d’autre que des larsens insoutenables (Ted Falconi) et de deux bassistes / chanteurs (Will Shatter et Bruce Lose). C’était assez simple : lorsque Bruce chantait, Will tenait la basse, et vice versa, Bruce jouant aussi mal de la basse désaccordée que Will, qui en retour ne chantait guère mieux que lui. Les inaptitudes musicales de Flipper s’apprécient plus particulièrement sur les titres de Generic qui sont devenus depuis de grands classiques que l’on reprend à tue-tête : “Way Of The World”, “Ever”, “Life” et bien entendu l’aphrodisiaque “Sex Bomb”, pour finir à oilpé au milieu du salon lors d’une soirée cotillons.
Gone Fishin’ (1984) : Mon premier contact avec Flipper… Je ne sais plus comment m’avait été présentée la chose – par un fan des Dead Kennedys et de toute la clique Alternative Tentacles – , mais à l’instant précis de la découverte, j’avais entendu un groupe arty as fuck, intello, mystérieux et plutôt difficile d’accès. Aussi bizarre que cela puisse paraître avec le recul, cet album m’avait rappelé The Modern Dance de Pere Ubu. Certainement parce que comme Ubu, Flipper ne copiait personne et faisait en sorte que personne ne pourrait un jour le copier. Un groupe singulier, au son unique, qui va précisément où on ne l’attend pas pour son (si redouté) sophomore album : du sifflet, du saxo, des percus, des claviers, des voix trafiquées, des coups de feu, de l’archet (sur cordes de guitare), des effets électroniques, du piano, des bongos et toujours Shatter et Lose qui alternent la basse et le chant – et qui collectionnent les pains -, pendant que Falconi, perdu en fond de mix, joue de la guitare comme l’aurait fait un musicien de free-jazz halluciné. Flipper est ici au sommet de son art créatif. Bien des années et des centaines d’écoutes plus tard, on découvre régulièrement des détails et des idées que l’on n’avait jamais perçus dans Gone Fishin’ ; pas mal pour des branlos qui ne maîtrisaient pas leurs instruments.
La pochette colorée est faite pour être découpée et ensuite repliée afin de former un joli van. Celui qui les trimbalait un peu partout en tournée. Jamais osé cisailler la mienne…
Blow’n Chunks (1984) : Fin 1984, ROIR (pour Reach Out International Records, se prononce “roar”) sort cette cassette culte de Flipper, enregistrée au non moins mythique CBGB de New York lors de la soirée de Thanksgiving 1983. Tout y est : les hymnes, le mépris, les larsens, les gros plantons, les injures, l’extrême lenteur, l’absurdité et les inoubliables lignes de basse à un doigt. Cru, anarchiste et essentiel. Du pur génie. Ou, selon les oreilles, une fiente nauséabonde. Les vôtres, pures s’il en est, en jugeront.
Vingt-trois ans plus tard, j’ai eu la chance de voir Flipper se produire dans le même trou à rat du Bowery, avec les inamovibles DePace et Falconi, Bruce Lose (devenu Bruce Loose et tenant debout avec l’aide d’une canne ; il a passé la moitié du concert assis) au chant et un Bruno DeSmartass hilare à la basse. Une belle leçon de nihilisme. (Il y avait Chris Brokaw dans le public, tiens, à ce show !)
Public Flipper Limited : Live 1980-1985 (1986) : Encore un live ? Après le très inspiré Gone Fishin’, Flipper a bien du mal à composer et à enregistrer un troisième album studio. On se contentera donc de ce double LP constitué d’un bon paquet d’inédits enregistrés en public. Certains ne sont pas toujours au niveau des classiques des premiers singles ou des deux longues durées, mais il faudra faire avec. Will Shatter nous l’annonce à la fin de “Hard Cold World” : “Sorry, we really suck tonight, we’re all hungover and dead from drink“. Telle est la dure loi du live, parfois tu joues comme de la merde, parfois un tout petit peu moins mal, et comme Flipper ne triche jamais, ce que l’on entend ici, c’est précisément le raffut qu’ils faisaient sur scène, dans un bon soir comme dans un mauvais. Flipper nous promène de la côte ouest (Berkeley, San Francisco, Los Angeles) à la côte est (Washington DC, New York) en passant par le Canada (Toronto). Au beau milieu du capharnaüm est restitué le seul et unique morceau ouvertement punk rock de son catalogue, “Brainwash”, qui défile en quelques secondes. Inaudible. Ils se foutraient pas un peu de la gueule du monde ? Sur la face 4, le punitif “The Wheel” et le léthargique “Flipper Blues” – leur “L.A. Blues” à eux ? – rétablissent l’ordre, Flipper s’imposant par là-même comme étant un grand groupe qui pousse à la confrontation.
[Une spécialité de la ville de San Francisco, si l’on y réfléchit : Crime et les Dead Kennedys juste avant eux, Plainfield et Oxbow juste après, n’ont jamais eu peur de se frotter aux membres les plus virulents du public.]
En toute fin de course, Will Shatter propose de montrer une dernière fois son testicule gauche (le seul qui lui reste, selon ses dires). Il décédera d’une overdose d’héroïne deux ans après ce témoignage live.
Une fois de plus, nous avons droit à une pochette de disque ludique, qui se déplie en quatre pour se transformer en un jeu de société (24” x 24”) qui ravira toute la famille, petits et grands.
Le titre du double live, évidemment, est quant à lui une sympathique pique destinée à PiL, Public Image Limited. Flipper avait moyennement apprécié que la bande à John Lydon sorte, en 1986, un album intitulé Album, tout comme leur Generic Flipper de 1982 (que certaines personnes appellent tel quel, Album – ce qui n’est pas mon cas, certainement parce que j’ai connu l’Album de PiL avant).
Sex Bomb Baby! (1987) : Sous cette pochette d’une laideur incommensurable se cache une compilation de premier choix. Les trois premiers singles de 1981 (et 82) y sont regroupés, ainsi que quelques morceaux épars. Il y a du studio, il y a du live, il y a des inédits, il y a des hahahahahahaha, des hohohohohohoho, des hehehehehehehe, et, en fin de galette, un sillon qui se met en boucle sur le bien nommé “Brainwash” (lui-même étant composé d’un seul plan de 30 secondes répété 12 fois). Ce locked groove, qui ne saurait déplaire à JC Menu, répète à l’infini “Forget it… you wouldn’t understand anyway… Forget it… you wouldn’t understand anyway… Forget it… you wouldn’t understand anyway… Forget it… you wouldn’t understand anyway… Forget it… you wouldn’t understand anyway…” Le mot prononcé juste avec cette mise en boucle infernale est quant à lui Nevermind. Rien n’est jamais dû au hasard, right ? Je ne vous apprendrai donc rien en vous disant que c’est précisément le mot dédaigneux tiré de ces paroles qui inspira Clockcleaner pour le titre de son album historique.
À noter que la réédition compte des titres bonus, ce qui fout complètement en l’air le concept du brainwash, mais qui confirme simultanément le fait que l’on est entouré de gens qui ne comprennent jamais rien à rien.
American Grafishy (1992) : Se remettre du décès de son bassiste-chanteur Will Shatter avait pris 5 ans à Flipper, son troisième album déboulant quelques huit ans après son prédécesseur. Le regretté Shatter est ici remplacé par un certain John Dougherty, alors que Bruce Lose se retrouve à chanter lead sur tous les titres. Dès les deux premiers, il est assez clair que Flipper a encore du mordant. “Someday” nous traîne dans la boue, alors que “Flipper Twist” nous vrille la tête. Il n’en avait pas fallu plus pour que la presse américaine traite Flipper de grunge (c’était la période où tout l’était), de précurseurs, de parrains, de je-ne-sais-quoi de grotesque et de racoleur, alors qu’en réalité notre quartette préféré venait une fois de plus de se réinventer, déféquant au passage sur ceux qui souhaitaient les faire appartenir à un quelconque mouvement. La petite nouveauté, c’est que par instants, le vieil homme aux dreadlocks, Ted Falconi, essaierait presque de jouer de la guitare de façon conventionnelle.
Grafishy n’est certainement pas l’album que l’on conseillera en premier au novice qui souhaiterait attraper le dauphin mort du bec, mais définitivement un disque qui mérite plus d’amour que ce que les fans aigris de Flipper ont généralement tendance à lui porter.
Ricky Williams, premier chanteur et membre fondateur de Flipper, est mort quelques mois après la sortie de celui-ci. D’une overdose d’héroïne. John Dougherty, le tout nouveau bassiste, crèvera quatre ans plus tard. D’une overdose d’héroïne.
Et de trois !
Love (2009) : Pendant de longues années, Flipper était mort et enterré, et à vrai dire pas loin d’être oublié. Jusqu’à ce que Bruce Lose, désormais affublé du blase Loose (avec deux o et donc un s qui ne se prononce plus comme un z), rameute les troupes en 2005 pour une poignée de concerts chaotiques. Trois ans plus tard, Krist Novoselic, ne craignant décidément pas la loi des séries, devint le quatrième bassiste officiel de Flipper. C’est dans son studio, et avec le légendaire Jack Endino aux manettes, que furent enregistrés les 10 titres de Love. 16 ans après Grafishy, 25 ans après Gone Fishin’, la formule poissonneuse de Flipper est intacte. Lenteur, lourdeur, larsens et lamentations forment les quatre L’s de Love. Sur lequel il sera conseillé de le faire, salacement : “Give it to me, all night! A love born from lust’s delight!”
(inclut “Love Fight”, donc, et 9 autres tubes d’une rare délicatesse)
Fight (2009) : Fight est le compagnon indissociable de Love et son négatif visuel. Sorti le même jour que l’album studio, il n’est ni plus ni moins que le cinquième live officiel – pour votre confort, j’en ai sauté deux qui sont introuvables / dispensables : un LP enregistré à Nuremberg en 1991 et un cd (encore) capturé au CBGB en 1983. Au programme, on retrouve quatre titres de Love (mais malheureusement pas l’excellent “Love Fight” dont il est question plus haut), deux de Generic Flipper, deux de Gone Fishin’ ainsi que ce qui restera à jamais le morceau le plus connu de Flipper : l’antimilitariste “Sacrifice”. Sur cette version punitive, on jurerait que GG Allin a été ressuscité – de son overdose d’héroïne – pour servir de frontman aux Brainbombs.
Bruce Loose, bien mal en point physiquement, a complètement lâché le micro à partir de 2015. La fantastique Rachel Thoele a succédé à Novoselic à la basse en 2010 (Mike Watt la remplaçant au pied levé sur une courte tournée européenne célébrant les 40 ans d’anniversaire en 2019) et c’est David Yow (ancien bassiste de Scratch Acid et de Qui, vocaliste passager de Ventura) qui depuis 2015 débite sur scène (ou nageant sur le public) des paroles existentielles telles que “life, life, life is the only thing worth living for” ou encore le fataliste “that’s the way of the woooooorld”. Il a annoncé que le concert du 31 décembre 2021 au Bottom Of The Hill de San Francisco serait son dernier avec Flipper. Bonne chance aux candidats qui souhaiteraient prendre sa succession…
Hot Fish (Split EP /collaboration avec les Melvins, 2019) : Pas réellement un disque de Flipper ? Ted Falconi et Steve DePace rejoignent ici leurs disciples les plus fidèles, les Melvins, pour un inédit langoureux, “Hot Fish”, et, je vous le donne en mille, toujours sur la première face, une énième ré-interprétation de “Sacrifice” (que les Melvins ont repris maintes fois en concert (parfois même avec Novoselic à la basse, voir le pirate Melvana) et qu’ils ont gravé pour la postérité avec Lysol). Sur cette nouvelle version, Buzz prouve sans difficulté qu’il n’a pas le coffre de Yow. Sur la face B, les seuls Melvins se font plaisir avec deux covers de leur groupe favori : “Flipper Blues” et “I Saw You Shine”, qu’ils ralentissent à l’extrême. Vingt ans plus tôt, ils avaient déjà sorti un 5” transparent sur lequel on retrouvait d’un côté une reprise de “Someday” (alors tout fraîchement sorti en 7’’ par Flipper sur Subterranean) et de l’autre, l’emblématique “Love Canal” (titre libidineux qui pourrait bien comporter une consonne de trop).
Melvins still rules, okay.
Flipper rules for eternity.
15 titres pour croquer à pleines dents dans le dauphin (versions Youtube et Spotify, y’a pas tout sur Spotify) :