Chokebore – A Taste For Bitters (rééd.)
Gloire soit rendu à Vicious Circle, le label bordelais qui accueille en son sein Troy von Balthazar, et poursuit son œuvre de restauration de la discographie de son ancien groupe indispensable Chokebore, auparavant introuvable en vinyle sans sacrifier une partie de son anatomie. Après Motionless et Anything Near Water, c’est désormais A Taste For Bitters qui a les honneurs d’une réédition, en version « normale » ou vert aux éclats orange et noir (ça ne fait sans doute pas rêver comme ça mais c’est du plus bel effet). Et il va sans dire que notre platine adore son nouveau compagnon de jeu, d’autant que le son est ici impeccablement restitué avec la puissance nécessaire et l’équilibre de rigueur (batterie et basse ne jouent pas à cache-cache, elles en imposent comme il se doit).
Qui ne connait TvB que par ses albums solos emplis de délicatesse risque d’avoir quelques surprises en découvrant à rebours sa carrière entamée dans les 90s avec Chokebore, groupe formé à Hawaï, plus porté sur les chemises à carreaux du nord-ouest américain que les colliers à fleurs et planches de surf.
A Taste For Bitters est ainsi avant toute chose un album furieusement rock, au son indéniablement ancré dans les 90s, façonné dans la fameuse Black Box où officie derrière la vitre Peter Deimel, un des plus doués pour faire chialer les guitares. Car c’est aussi beaucoup de cela dont il est question.
Dès l’entame, « Pacific Sleep Pattern » bat des records de lenteur. La pluie et l’ennui se sont arrêtés (« It’s the end of the raining, The end of the raining, Nothing stopped but the dullness, All the dullness ») d’après les dires de TvB, pourtant pas d’une humeur fracassante, dont le chant lancinant étale toute son amertume. Passe, passe le spleen.
Ambiance pesante, ciel chargé de nuages, mélancolie contrariée, colère rentrée, Chokebore n’évolue jamais la tête dans le guidon, laisse une grande place à la section rythmique, maitrise les silences, ménage des respirations, pour mieux nous cueillir à froid quand on est le plus vulnérable. C’est bien là que se situe sa grande force, éclatante sur ce disque – peut-être son meilleur – plutôt que de nous assommer benoitement d’un riff d’enclume (ne les sous-estimez pas non plus, nombreux ont décollé du siège à l’entame de « Narrow ») ou de nous combler d’un refrain ultra fédérateur, même s’il n’est évidemment pas interdit de remuer la tête sur « Popular Modern Themes », elle replongera d’elle-même au fond du seau rapidement (les titres sont d’ailleurs sans équivoque, « Days Of Nothing », « It Could Ruin Your Day »…).
C’est peut-être le fabuleux morceau-titre qui symbolise le mieux cet équilibre précaire entre puissance de feu et sentiments à fleur de peau. On y retrouve ce chant si fébrile, traversé de trémolos, menaçant à tout moment de s’écrouler. Troy semble également laisser des morceaux de lui sur la fin du furieux et bien nommé « One Easy Pieces », où on se demande s’il n’a pas fallu aller le ramasser à la petite cuillère après l’enregistrement.
Le TvB actuel, on le retrouvait déjà sur le merveilleux « Days of Nothing », proprement déchirant, pas éloigné non plus d’un Elliott Smith. « You leave me no choices. No body, no voices. You leave me no choice. I’m fucked and far way. » Chant clair doublé par un allié robotisé, déshumanisé, vidé de toute substance, procédé qu’on retrouve sur ce « Sleep With Me » d’une tristesse insondable qui lorgne du côté slowcore. Si vous êtes toujours parmi nous, vous êtes en larmes. De joie évidemment, parce qu’il n’y a rien de plus beau qu’un grand morceau triste.
Le label a eu la bonne idée de nous épargner « The Rest Of Your Evening » qui clôturait la version originale de l’album. 20 minutes de lecture des paroles du disque… en suédois. C’est long. Et c’est également la durée de la face A, qu’on préfère allègrement se repasser dans la foulée.
Jonathan Lopez