Aesop Rock – Integrated Tech Solutions
On ne parle pas assez de rap dans ces colonnes (même si certains considèrent probablement que c’est déjà trop). D’excellents albums du genre sont sortis cette année et on a oublié de vous le dire. À commencer par ceux de deux anciens collaborateurs, chacun dans leur coin. L’association entre le rappeur Aesop Rock et le producteur Blockhead avait fait des étincelles au début de leur carrière (on ne se lassera jamais du fantastique Labor Days, sorti en 2001) mais on n’osera pas se plaindre de leur séparation* puisqu’ils continuent d’exceller… et semblent se tirer la bourre à distance. Ainsi, à une semaine d’intervalle, Blockhead a sorti The Aux et ça tue toujours autant et Aesop a riposté avec cet Integrated Tech Solutions, encore et toujours bluffant.
Aesop Rock sévit depuis près d’un quart de siècle maintenant et ne semble pas prêt à baisser de pied. Après une intro ringarde en diable, façon vieille pub pour IBM en 1992 (vous allez vite comprendre pourquoi), vient cette instru futuriste (ou rétro, on ne sait plus) absolument géniale qui rend bien fou. Ajoutez à cela des scratchs qui vont bien, le flow incomparable d’Aesop Rock et vous obtenez « Mindful Solutionism » qui va se placer direct en haut de la playlist des tubes hip hop 2023. Non on déconne, halte aux playlists, écoutez plutôt des disques entiers. Surtout quand ils sont si cohérents, comme celui-ci qui relate l’histoire d’une entreprise proposant des applications adaptées à chaque style de vie et secteur d’activité. S’il produit ses albums seul depuis un moment, Ian Bavitz n’est jamais à court d’idées pour trimballer son flow et proposer des textes toujours aussi pertinents, pointant ici du doigt nos consommations frénétiques d’innovations technologiques à défaut de profiter de la vie, la vraie. Et durant plus d’une heure, Aesop se montre en verve, ne faiblit pas, ou bien peu (OK, il aurait peut-être pu ôter un ou deux morceaux du tracklisting), délivrant un album varié, dans ses instrus, ses ambiances, ses refrains. Un album qui transpire la sérénité du vieux sage qui a tout vécu et qui vient montrer aux jeunots la voie à suivre. Hormis l’entame tonitruante évoquée précédemment, on se délecte de « Living Curfew » et son sample comateux qui donne envie de se prélasser. Un morceau sur lequel on retrouve Billy Woods qui était décidément partout cette année, et toujours au bon endroit (sauf sur Exit, oui on sait). « Piegonometry » semble, lui, évoluer en milieu aquatique… ou oriental. Si cela peut ressembler à un grand écart hasardeux sur le papier, ça fonctionne parfaitement dans les enceintes.
Parmi les plus grandes réussites du disque, « Kyanite Toothpick » et son instru plus inquiétante, son refrain parfaitement addictif, son featuring inattendu de Hanni El Khatib. Et nous voilà rebondissant d’un mur à l’autre, telle une boule de flipper qui ne sait jamais où (et quand) elle va atterrir mais qui engrange tout ce qu’elle peut avec un appétit vorace. Plus tranquilles, « Salt and Pepper Squid » et « Time Moves Differently Here » n’en demeurent pas moins de formidables moments dont l’intérêt ne cesse de grandir au fil du disque, tout comme « By the River » et sa trompette enchanteresse. À l’image du slogan répété lors du refrain de « All City Nerve Map », ITS (acronyme du nom de l’album et donc de l’entreprise qui y est dépeinte) propose « All types of shit » et c’est là une de ses forces.
Des années après avoir fait les beaux jours du mythique label Def Jux, Aesop Rock garde le rythme (dixième album, ça commence à chiffrer) et une légitimité sans faille. Il n’y en a pas cinquante des comme lui et, si on ne se fait aucun souci pour retrouver avec le même plaisir son style unique, on croise les doigts pour qu’il conserve cette inspiration qui lui fait décidément rarement défaut.
*En 2021, il avaient de nouveau collaboré ensemble sur l’excellent Garbology.
Jonathan Lopez