The Smile – Wall of Eyes

Publié par le 26 janvier 2024 dans Chroniques, Incontournables, Toutes les chroniques

(XL Recordings, 26 janvier 2024)

Parce que The Smile est un trio dont deux membres sont issus de Radiohead, la comparaison entre les deux groupes est forcément inévitable. Par ailleurs, quel que soit l’amour que l’on porte à Ed O’Brien, Colin Greenwood ou Phil Selway, il faudrait être de très mauvaise foi pour ne pas reconnaître que Thom Yorke et Jonny Greenwood, puisqu’il s’agit bien d’eux, représentent la colonne vertébrale de Radiohead. C’est donc sans trop de surprise que le premier album de The Smile, A Light for Attracting Attention (2022), fut salué unanimement comme le plus bel album sorti par des membres de Radiohead en dehors de leur projet principal et décrit comme la suite logique des derniers efforts du groupe d’Oxford, dont on rappelle qu’il n’avait pas donné de nouvelles discographiques depuis 2016.

Ce qui avait séduit par ailleurs sur ce premier disque, c’était le fait que, sans renier The King of Limbs ou A Moon Shaped Pool, il voyait les deux musiciens revenir au style plus direct de Hail to the Thief ou d’In Rainbows. On ne savait pas vraiment si ce projet plus rock en compagnie du jazzeux/math-rocker Tom Skinner était une escapade ou une affaire conçue pour durer et l’annonce récente par Phil Selway d’une réunion imminente de Radiohead semblait faire pencher la balance vers la première des deux éventualités. Et donc, apparemment, on a eu tout faux lorsqu’à l’automne dernier The Smile a annoncé Wall of Eyes ainsi qu’une tournée et sa participation à Rock en Seine. On mentirait donc en disant qu’on attendait cette suite avec impatience car on l’a eue sans vraiment avoir dû la demander. Arrivant sous la forme d’un huit titres, elle pouvait nous faire craindre qu’elle soit à ALFAA ce que TKoL avait été à In Rainbows, un opus un peu décevant, incomplet. Un certain sens de la provocation me ferait dire que c’est peut-être un peu le cas… mais non, non ! Ne partez pas car en aucun cas cela veut dire que je n’ai pas aimé le disque, bien au contraire !

Déjà, je prône la réhabilitation de TKoL, un disque qui n’est décevant que parce qu’il est le seul album en demi-teinte d’artistes qui ne nous avaient, depuis leur deuxième album, The Bends, livré que de l’exceptionnel… ensuite, parce que si Wall of Eyes me fait par moment penser à TKoL – mais aussi, ce qui en rassurera certains, à AMSP – il n’en reprend pas les sons électroniques mais une certaine manière de déflater l’enjeu, de ne pas chercher à produire un chef-d’œuvre spectaculaire mais une série de chansons plus impressionnistes, qui distillent leurs plaisirs par petites touches. On commence ainsi par une ballade aux accents musique pop brésilienne très agréables que des cordes viennent sublimer, ces cordes aux longues notes tissées annonçant un peu l’atmosphère générale de l’album, qui me semble tourner autour d’une certaine manière de jouer avec le temps. Il faut dire que l’une des caractéristiques des morceaux de Wall of Eyes est qu’ils sont relativement longs, aucun d’entre eux ne durant moins de cinq minutes. Cela donne parfois lieu à de bien belles surprises. Sur « Read the Room », par exemple, une mélodie typiquement Radiohead, cassée par un très beau rythme syncopé de Tom Skinner, se mue au bout de trois minutes en exploration krautrock aux accents psychédéliques, dans la lignée des meilleures chansons de Deerhunter… en fait, je dirais même que c’est la meilleure chanson de Deerhunter depuis Halcyon Digest ! Sur l’ensemble du disque, The Smile va ainsi assembler des bribes d’éléments très familiers – pour qui connaît bien la discographie de Yorke et Greenwood – et les faire sonner de manière parfois nouvelle, sans pour autant jouer le jeu de la réinvention totale. « Friend of a Friend » est ainsi le genre de chanson qu’on croie déjà avoir entendue tout en étant surpris que le duo ait encore en stock des mélodies de cette trempe mais en réalité, c’est tout le disque qui passe son temps à dérouler des petites émotions dont on aurait presque oublié à quel point elles nous étaient vitales.

Sauf qu’en plage 7, il y a l’Everest, LE morceau essentiel qu’on n’écrit qu’autour de ses cinquante ans, le « Jubilee Street » (Nick Cave), le « I’m Your Man » (Leonard Cohen) de Yorke et Greenwood. En bref, le chef-d’œuvre tardif. Il s’intitule « Bending Hectic ». C’est aussi le morceau sur lequel l’idée de l’étirement du temps que j’évoquais plus haut est menée à son paroxysme. Pendant à peu près six minutes, The Smile va jouer sur un motif répétitif, une note bendée, déformée, qui est le fil conducteur d’une chanson dont le thème, assez classique chez Yorke, est justement… la voiture. Un homme, dont on perçoit qu’il a subi un lourd échec et perdu de sa superbe, est au volant d’une voiture sur les routes sinueuses de l’Italie et fait des efforts pour garder l’œil rivé sur la route et négocier les virages… est-ce le récit d’une catastrophe imminente, d’un suicide ou une métaphore pour parler d’un homme cherchant à sauver son couple ? On ne sait pas vraiment mais quoi qu’il en soit, Yorke chante cela divinement. Le bonhomme est clairement au sommet de son art, notamment sur un refrain qui met du temps à arriver mais apporte son lot de frissons. Ce n’est pourtant qu’une étape, parce qu’à l’issue du second couplet apparaît un flot de cordes dont on sent bien qu’elles nous préparent à un étage supplémentaire de la fusée. Cet étage, c’est l’arrivée d’une distorsion libératrice, des accords plaqués basiques comme Greenwood n’en avait peut-être pas sorti depuis le refrain de « Creep » – on pense aussi au final d’ « Exit Music (For a Film) » – et une version puissance 10 du refrain précédent… mais quel morceau, mes aïeux ! Quelle prouesse ! Les fans ne seront pas surpris, le morceau ayant émergé sur les réseaux il y a déjà quelques mois et ayant déjà été joué en concert sur la tournée du premier album… OK, mais quand même, que c’est beau. En bref, « bendant » !

Aussi, on s’excuserait presque de n’avoir rien à dire sur le dernier morceau de cet album qui nous sert surtout à reprendre notre souffle. Et de se demander en conclusion : Wall of Eyes s’impose-t-il comme un nouveau chef-d’œuvre ? Peut-être pas, mais ce que l’on sait, c’est qu’il en contient au minimum un – « Bending Hectic » – ainsi qu’assez de matériau excitant pour que, finalement, un nouvel album de Radiohead ne nous semble pas si indispensable que cela – je parle de l’éventualité d’un nouvel album studio, parce qu’évidemment voir les membres originaux se reformer pour jouer en concert leurs classiques serait loin de nous déplaire. Donc, que Radiohead choisisse ou non de mettre un terme à sa longue pause dans un futur plus ou moins proche, nous, tout ce qu’on souhaite, c’est une longue vie à The Smile !

Yann Giraud

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