Yo La Tengo – This Stupid World
Bientôt quarante ans de carrière pour le trio d’Hoboken et toujours aucun signe d’essoufflement à déplorer… ça tient du miracle. Le temps n’a semble-t-il pas de prise sur lui et son dernier album, This Stupid World, le montre toujours aussi mordant et prompt à nous plonger dans un ouragan électrique et expérimental, avec toujours l’élégance et la sensibilité capables de faire jaillir à tout moment la mélodie définitive qui file la chair de poule, qui réveille les morts et redessine les paysages de notre jeunesse (sonique). Un miracle !
« Sinatra Drive Breakdown » ouvre le disque en une longue litanie électrique que viennent caresser les voix si familières de Georgia Hubley et d’Ira Kaplan. Il s’inscrit dans la tradition du groupe des titres à rallonge aux rythmes entêtants et aux mélodies nuageuses qui doivent autant à l’imaginaire kraut qu’à celui du shoegaze. On note rapidement que le son du groupe est plus cru, plus près de l’os, que sur son dernier excellent album, There’s a Riot Goin’ On, sorti en 2018. Il a souhaité aller vers un son plus « live » et des morceaux qui font la part belle aux improvisations et aux expérimentations. Pour autant, avec seulement neuf titres, l’album est court et pas une chanson ne dépasse les sept minutes et demie. Il en ressort un sentiment de richesse peut-être plus condensée que par le passé, et l’éclectisme caractéristique du groupe se dévoile simplement, sans artifice.
Au détour d’un « Until it Happens » crépusculaire et d’un « Apology Letter » inquiet, Ira Kaplan nous rappelle quel exceptionnel chanteur il est. Délicat, mais aussi d’une certaine façon autoritaire, son chant suffit à combler l’espace laissé pour l’ascèse choisi par le groupe sur ce disque. Il continue de faire ce que Thurston Moore ne sait plus faire, à savoir tirer le meilleur d’une voix, somme toute assez neutre, pour en faire une force immédiatement identifiable. Encore une fois, le temps n’a pas de prise, et on a souvent la sensation, à l’écoute de l’album, de retrouver nos 90’s adolescentes…
Cette impuissante nostalgie est d’ailleurs évoquée par Kaplan sur le tortueux « Brain Capers », dans lequel il convoque Alice Cooper et Ray Davis (et de façon plus surprenante, Rick Moranis) : « I remember a time without remembering when. Unconcerned the way we were and never again. Awake at night until it’s light, seeing it all as black or white. Now the scene has changed. Taking the axe to speed the decay. House of wax in disarray. Ray Davies inside my brain singing « Still a long way from home », « Still a long way from home ». Plus loin, « This stupid world is killing me… this stupid world is all we have » chante-t-il sur le titre qui donne son nom à l’album. Sur « Fallout », le constat est encore plus dur : « Every day it hurts to look. I’d turn away if only I could… It makes me sick, what’s in my mind. It’s so hard to react in kind ». Sur « Aselestine », c’est au tour de Georgia Hubley d’affronter la perte d’un être aimé avec toute la délicatesse qu’on lui connaît : « Alone again or time between, I wait for you, it’s not the same. Push the pin into the map and I find you… » On la retrouvera, toujours aussi touchante, dans le très beau titre de clôture, « Miles Away » qui s’achève par ces mots : « So many signs. I must be blind. How few of them I see ».
This Stupid World est un disque doux amer dont la sobriété formelle accentue les arêtes et endurcit la surface. S’il est sûrement plus digeste et plus direct que There’s a Riot Goin‘ On, il est également plus dur et plus angoissé. C’est le disque d’un groupe qui avance les yeux grands ouverts tout en s’interrogeant en permanence sur sa capacité à voir et à comprendre le monde. Yo la Tengo est un grand groupe et le prouve encore une fois avec cet album.
Max
Super. J’adore